Voltaire - Mélanges de Philosophie

Voltaire vers 1735 par Quentin de la Tour (1704-1786)

François Marie Arouet, dit Voltaire (1694-1778) est un philosophe et écrivain né à Paris. Victor Hugo écrit: «Mais qu'est-ce donc que Voltaire? Voltaire, disons-le avec joie et tristesse, c'est l'esprit français». Son œuvre littéraire et philosophique monumentale renferme également des textes scientifiques que j’ai souhaité faire apparaître ici. J’adopterai la même démarche que pour d’autres auteurs, en essayant de me rapprocher du personnage avant d’aborder ses textes et, en particulier, ses commentaires sur les principes de Newton.

Dans l'article consacrée à Maupertuis, j’évoque la marquise Émilie du Châtelet, en tant que traductrice des "Principia" de Newton. Il se trouve que cette personne fut également amie intime de Voltaire durant prés de seize années. Ira Owen Wade (1896-1983), professeur à Princeton (reconnue comme une spécialiste de Voltaire), commente à son propos: «Elle fut, en plus d’un domaine, l’inspiratrice de Voltaire et elle a joué un très grand rôle dans la métamorphose du poète en philosophe, non qu'elle l'ait converti à Newton, mais elle a exploré avec lui ce courant souterrain du déisme critique, qui alimentera plus tard la philosophie combattante du patriarche de Ferney» (dernière résidence de Voltaire). A ce titre, je me suis intéressé à cette marquise qui accompagna Voltaire pendant sa «période scientifique». Originaires de Loudun dans le Poitou, les Arouet, s’installent à Paris vers 1625. Le grand-père de Voltaire s’est enrichi dans le commerce des tissus et par son mariage avec la fille d’un riche commerçant. Il achète pour son fils une charge de notaire au Châtelet. Ce dernier entame, lui aussi, une ascension sociale qui lui permettra d’acquérir une charge de conseiller du Roi, «Payeur des épices et receveur des amendes de la chambre des comptes» et d’entrer dans la noblesse de robe. François Arouet, père de Voltaire veut donner une bonne éducation à son fils. Il l’inscrit pour cela au collège jésuite Louis Le Grand.

Dans ce collège de renom ou étudient des enfants de la haute noblesse, Voltaire apprend le latin le grec et la rhétorique. Sans complexe, relativement à  ses origines (probablement parce qu’il a déjà conscience de ses dons), il devient ami avec René Louis et Marc Pierre d’Argenson, futurs ministres de Louis XV (le même Marc Pierre D’Argenson, qui sauva Fontenelle de la prison), ainsi qu’avec Louis François Armand de Vignerot du Plessis, filleul de Louis XIV et futur Maréchal de Richelieu, (qui compta parmi ses maitresses la marquise Émilie du Châtelet et de la Baronne du Tencin, déjà évoquées dans des articles de ce site). La stricte éducation jésuite qu’il reçoit n’empêche pas François Marie de fréquenter des salons ou règne le libertinage et les grivoiseries. Il y distrait les invités par ses poèmes piquants qui se moquent de l’église et de la monarchie. A dix sept ans, Voltaire quitte Louis le Grand et informe son père qu’il ne souhaite plus devenir avocat ou occuper une charge de conseiller au parlement, mais qu’il préfère se consacrer à la littérature. Devant la désapprobation paternelle, il s’engage dans des études de droit, mais continue parallèlement à fréquenter les salons du Temple. Après quelques tumultueuses frasques de jeunesse, le brillant Voltaire se produit dans les salons de la haute société, mais ses textes provocateurs à l’encontre du Régent finissent par lui valoir d’être emprisonné à la Bastille où il reste onze mois avant que Philippe d‘Orléans ne lui pardonne. En prison, Voltaire eut tout le temps nécessaire pour réfléchir à son avenir et se résoudre à se mettre sérieusement au travail en donnant toute la mesure d’un talent qu’il a jusqu’alors gâché. Il écrit la tragédie Œdipe qui obtient un succès retentissant, puis la Henriade poème épique sur le roi Henri IV, qu’il aura du mal à faire publier en raison du caractère hérétique de certains passages mais qui, par la suite, sera un énorme succès, réédité plus de soixante fois de son vivant. Voltaire n’est pas au bout de ses mésaventures. Un jour, le jeune et arrogant Louis Antoine de Rohan l’interpelle à la Comédie Française: «Monsieur de Voltaire, Monsieur Arouet, comment vous appelez-vous ? » à quoi Voltaire réplique «Voltaire! Je commence mon nom et vous finissez le vôtre ». Le Chevalier de Rohan n’apprécia pas cette humiliation publique; il envoya des hommes de main qui, dans la rue, rouèrent Voltaire de coups, alors qu’il surveillait la bastonnade depuis son carrosse. Voltaire chercha, en vain, à obtenir réparation, mais ses nobles protecteurs refusèrent d’appuyer la plainte d’un «écrivain» contre un personnage de leur condition. La famille de Rohan obtient même que Voltaire soit emprisonné à la Bastille. Il ne sera libéré qu’à condition de s’exiler.

Gabrielle Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise du Châtelet. Portrait par Nicolas de Largillière vers 1740

En 1726, il part pour l’Angleterre où il demeure jusqu’en 1729. Ce séjour sera pour lui l’occasion de découvrir l’œuvre de John Locke et les travaux d’Isaac Newton. A son retour en France il s’installe à Cirey, dans le val d’Oise, chez son amie Gabrielle Émilie de Breteuil, marquise du Châtelet. Comme le château menace de tomber en ruine, Voltaire prête quarante mille francs au marquis, époux d’Émilie et officier du Roi, pour qu’il le fasse restaurer et agrandir. Le mari d’Émilie, souvent absent, supporte la relation entre Voltaire et son épouse qui invite leurs nombreuses relations mondaines et donne des diners somptueux pour leurs convives. Voltaire effectue quelques séjours chez le Duc de Lorraine, Stanislas Leszczynski, grand amateur d’arts, de philosophie et de sciences, puis il retourne à Paris ou il tente de regagner, dans les salons, les faveurs des plus grands. Mais il tombe de nouveau en disgrâce. En 1750, il quitte Paris et entre à la Cour de Frédéric II, Roi de Prusse installée à Berlin. Il est nommé Chambellan et le Roi, avec qui il se lie, lui assure des revenus plus que confortables. Frédéric II Le Grand, lui-même écrivain et grand amateur d’art est agacé par la domination intellectuelle de Voltaire, habitué qu’il est à des sujets dociles et obéissants. Il saisit l’occasion d’une querelle opposant Pierre de Maupertuis à son chancelier, pour rompre avec ce dernier. Cette fois Voltaire s’installe en Suisse où, trois ans après son arrivée il acquiert un domaine à Ferney. Il a plus de soixante ans et il vit avec une de ses nièces en veillant à l’entretien d’un domaine qu’il fait prospérer. Initialement il eut une quarantaine d’employés à son service mais, quelques années plus tard, près d’un millier de personnes travaillent pour lui à planter des arbres, élever du bétail, fabriquer des montres et horloges ou produire des bas de soie. Voltaire, célèbre de la Russie jusqu’en Amérique est traduit en plusieurs langues et lu dans le monde entier. En 1778, il est à la tête d’une immense fortune lorsqu’il revient à Paris où l’attend un accueil triomphal.

Il a juste le temps d’entrer dans la loge maçonnique des Neufs Sœurs avant de mourir le 30 mai de la même année. Je ne détaillerai pas davantage d’éléments de sa vie qui fut riche en péripéties, ni de son œuvre qui occupe la place centrale parmi celles pourtant nombreuses de son siècle, pour revenir plutôt sur son passage à Cirey avec la Marquise du Châtelet. Toute jeune, cette dernière avait eu l‘occasion de croiser Bernard de Fontenelle, ami de ses parents, comme l’écrit Élisabeth Badinter dans son livre, "Madame du Chatelet, Mme d’Épinay ou l’ambition féminine au XVIIIème siècle" (éd. 2006 chez Flammarion):«Fontenelle ne dédaignait pas de lui expliquer certains morceaux de son chef d’œuvre, Entretiens sur la pluralité des Mondes, qu’elle avait déjà lus. Avec elle il s’entretenait de physique et d’astronomie et lui procurait certaines communications de l’Académie des sciences comme celles de Cassini.». A dix sept ans, elle avait lu John Locke et fréquenté la cour du Régent, où elle s’était forgée le goût du luxe, apprenant à aimer la danse, la musique et le théâtre. A dix neuf ans, elle fait les frais d’un mariage arrangé par sa famille et épouse un militaire à qui elle donne trois enfants. Mais leurs différences sont trop importantes pour que le ménage puisse fonctionner correctement, d’autant que son époux, Florent Claude du Châtelet est souvent absent pour de longues durées. Ce qui les conduit à décider de reprendre chacun leur liberté. Le marquis laisse Émilie mener la vie qu’elle entend et accepte ses relations amoureuses. Un de ses amants, le duc de Richelieu, mesurant les aptitudes intellectuelles de sa maitresse, l’incite à s’initier à la physique et aux mathématiques. Vers 1732 ou 1733, elle fait la rencontre de l’académicien Moreau de Maupertuis (qui devient aussi son amant) et qui vient de publier "Discours sur les différentes figures des astres", alors qu’à l’Académie, un débat est ouvert à propos de l’œuvre de Newton "Principia". Émilie aurait aimé y assister, mais les femmes ne sont pas admises dans l’hémicycle. Vêtue comme un homme, elle se rend alors au café "Gradot", en principe interdit au femmes, mais dont les patrons ferment les yeux pour la laisser participer aux réunions où Maupertuis et ses amis prolongent leurs débats après la clôture des séances de l’Académie des sciences. Les capacités de la jeune marquise la conduisent à vouloir se perfectionner. Elle entre en contact avec de grands mathématiciens ou scientifiques comme Alexis Clairaut, Daniel Bernoulli, Samuel Koenig, Leonhard Euler ou Ferchaud de Réaumur.

La marquise passe entre huit et douze heures chaque jour dans son cabinet, à étudier, écrire ou recevoir des cours. N’oublions pas que, les filles n’avaient pas accès à l’enseignement supérieur. A cette époque, Voltaire s’interroge et hésite sur le fait de croire ou de ne pas croire en l’attraction de Newton. Pour se faire une opinion à ce propos, il entre en contact avec Maupertuis et lui demande son avis. Maupertuis éclaire Voltaire du mieux qu’il le peut. Dans une lettre du 30 octobre 1732, Voltaire lui répondra: «Vous avez éclairci mes doutes avec la netteté la plus lumineuse; me voici Newtonien de votre façon; je suis votre prosélyte et fais ma profession de foi entre vos mains…»
L’année suivante Émilie fait la connaissance de Voltaire, il a 39 ans et elle en compte douze de moins. Tous deux sont convaincus d’avoir rencontré l’âme sœur, dotée d’un esprit à leur mesure. A cette époque, les partisans de la gravitation de Newton et ceux des tourbillons de Descartes s’opposent dans un débat qui prend de l’ampleur, bien au-delà des murs de l’Académie, au point de devenir une véritable mode, où chacun y va de son commentaire. Voltaire poussé par la marquise souhaite participer au débat. Il décide finalement de mettre sa plume au service du philosophe anglais et entreprend de vulgariser ses écrits afin qu’il soient « à la portée de tout le monde ». Durant l’année 1736, il étudie Newton et se fait assister par la marquise pour rédiger son ouvrage, d’abord publié en Hollande, en 1637, dans une version qui ne le satisfait pas, au point qu’il fasse une nouvelle impression en France, prenant soin d’y adjoindre des «éclaircissements». Pris de passion pour les sciences physiques, Voltaire installe un laboratoire dans une aile du château de Cirey. Pendant trois ans, il conduit de front son œuvre littéraire et ses travaux scientifiques. Les textes de "Mélanges de philosophie" que je présente ici, sont issus de cette période à la suite de laquelle Voltaire délaissera les sciences physiques pour revenir a la littérature. Il quitte le château de Cirey en 1749, à la mort de la marquise et il rejoint Berlin. En 1756, il rédigera l’éloge de son ancienne compagne lorsque Clairaut effectue une publication posthume de sa traduction des "Principia".
Ci-dessus, à gauche, le frontispice de cette traduction représente un écrivain (Voltaire) travaillant à sa table éclairée par la muse (la Marquise) à l’aide d’un miroir qui reflète la lumière du ciel révélée par le philosophe (Newton).

Ce troisième tome des "Mélanges de philosophie" fait partie de la première édition des œuvres complètes de Voltaire, publiées en 1756. Il comprend divers chapitres dont: "Songe de Platon"," Lettre à Mr. De Gravesande", "Épitres à Madame la Marquise du Châtelet", "Lettre à Mr. Martin Kahle", "Lettre sur Roger Bacon", différentes dissertations, "Micromégas", "Éléments de philosophie de Newton" et "Remarques sur la pensée de Mr. Pascal".

A propos de cet ouvrage, la philosophe Véronique le Ru, écrit en avant propose de son livre* : "Aujourd’hui qui se doute encore que le public éclairé du XVIIIème siècle et même du XIXème ait appris Newton dans Voltaire ?" Il faut dire que Voltaire, malgré qu’il en ait, a su mettre Newton à la portée de tout le monde. Quel est en effet le statut des Eléments de la philosophie de Newton : est-ce à proprement parler un ouvrage de vulgarisation ? Est-ce plutôt un ouvrage de diffusion ou d’explicitation ? A qui Voltaire s’adresse-t-il ? Aux gens de lettres, aux futurs lecteurs de l’Encyclopédie ? Quel style choisit Voltaire ? Sa vie à Cirey avec la marquise du Châtelet l’incite-t-elle ... imiter Fontenelle qui dialogue avec une marquise dans ses Entretiens sur la pluralité des mondes ? Autant de questions qu’il importe de prendre au sérieux pour cerner le propos de Voltaire."

* "Voltaire Newtonien"- publié le 01/02/2013 - ADAPT-SNES-éditions.

"Mélanges de Philosophie avec des figures" tome III, publié en 1754 - (issu de ma collection)

J’évoquais précédemment le laboratoire qu’avait installé Voltaire dans une aile du château de Cirey. Il s’y livrait à diverses expériences, en particulier sur l‘optique, pour lesquelles il avait besoin de matériel d’expérimentation. A cet effet, il se procurait des plans auprès d’autres expérimentateurs comme Willem Jacob’s Gravesande, qui enseignait les mathématiques, l’astronomie et la philosophie à l’université de Leyde. Dans un de ses courriers Voltaire lui écrit en ces termes: «Je vous remercie, Monsieur, de la figure, que vous avez bien voulu m’envoyer, de la machine dont vous vous servez pour fixer l’image du Soleil. J’en ferai faire une sur votre dessein, et je serais délivré d’un grand embarras; car moi qui suis fort mal-adroit, j’ai toutes les peines du monde dans ma chambre obscure avec mes miroirs. A mesure que le Soleil avance, les couleurs s’en vont, et ressemblent aux affaires de ce Monde, qui ne sont pas un moment de suite dans la même situation. J’appelle cette machine un Sta-Sol. Depuis Josué, personne avant vous n’avait arrêté le Soleil.» Ainsi y apprenons-nous que Voltaire n’était pas très habile de ses mains et qu’il faisait, à cette époque, des recherches sur le spectre des rayons du Soleil. Le « Sta Sol » dont il parle n’était autre que la réplique de l’un des premiers Héliostat, mis au point et construit, précisément par W.J Gravesande, et qui permettait de suivre la course du Soleil, grâce à un miroir mobile, mû par un système d’horlogerie (image ci-dessous).

Dans une autre lettre sur Roger Bacon, Voltaire critique les religieux: «Vous croyez, Monsieur, que Roger Bacon, ce fameux moine du treizième siècle était un très grand homme, et qu’il avait la vraie science, parce qu’il fut persécuté et condamné dans Rome à la prison par des ignorants. C’est un grand préjugé en sa faveur, je l’avoue. Mais n’arrive t’il pas tous les jours, que des charlatans condamnent gravement d’autres, et que des fous font payer l’amende à d’autres fous? »

A la suite de tels propos, on mesure le niveau d’estime que portait Voltaire à la religion. Un peu plus loin, dans cette même lettre, tout en reconnaissant quelque mérite à Bacon, il prend la défense du philosophe grec Aristote. Toujours à propos de Bacon, il écrit: «Parmi les chose qui le rendirent recommandable, il faut premièrement compter sa prison, ensuite la noble hardiesse avec laquelle il dit, que tous les livres d’Aristote n’étaient bons qu’à bruler, et cela dans un temps, ou les scholastiques respectaient Aristote, beaucoup plus que les jansénistes ne respectent Saint Augustin*. Cependant Roger Bacon a-t-il fait quelque chose de mieux que la poétique, la rhétorique et la logique d’Aristote? Ces trois ouvrages immortels prouvent assurément, qu’Aristote était un très grand et très beau génie, pénétrant profond, méthodique; et qu’il n’était mauvais physicien que parce qu’il était impossible de fouiller dans les carrières de la physique, lorsqu’on manquait d’instruments

* L’Augustinus, écrit par Jansénius, fut le point de départ du mouvement janséniste.

Dans cette digression, Voltaire fait référence à Gilbert Burnet, un écossais qui tenait une chaire de Théologie à l’Université de Glasgow et qui fut nommé évêque de Salisbury par Guillaume III. Dans sa bibliothèque de Ferney, Voltaire possédait une traduction française d’un ouvrage de Burnet: "L’examen de la religion dont on cherche l’éclaircissement de bonne foi " dans lequel il a probablement puisé matière à rédiger ce court texte. Nous avons ici un exemple type de la remise en cause de points précis des écritures bibliques, par des considérations issues des sciences physiques.

Cet épitre dédié à Émilie du Châtelet, montre l’influence qu’eut la jeune femme sur Voltaire et confirme, des aveux mêmes de l’auteur, sa conversion de poète en philosophe, telle que je l’ai signalée dans un commentaire précédent. Voltaire, dont la relation avec la marquise ne datait que de quelques années, était toujours aussi sensible à ses charmes qu’à son esprit, ce qui justifie ce texte versifié. En revanche, il écrira un nouvel épitre, cette fois en prose, pour accompagner l’édition de 1745 (voir ci-dessous) des "Éléments de la philosophie de Newton", dans lequel il fait preuve d’un ton moins emporté et où il débute par un aveu : «Vous avez pris depuis un envol que je ne peux plus suivre».

Dans une édition précédente de cet ouvrage, Voltaire, comme pour se justifier, ou s’accommoder*, s’exprimait autrement en écrivant: «  La philosophie est de tout état et de tout sexe: elle est compatible avec la culture des belle lettres, et même avec ce que l’imagination a de plus brillant, pourvu qu’on ait point permis à cette imagination de s’accoutumer à orner des faussetés, ni de trop voltiger sur la surface des objets... Elle s’accorde encore très bien avec l’esprit d’affaires, pourvu que, dans les emplois de la vie civile , on se soit accoutumé à ramener les choses à des principes, et qu’on n’ait point trop appesanti son esprit dans les détails... »

*On a vu précédemment que Voltaire était aussi un homme d’affaires avisé.

Dans ce premier chapitre des "Éléments de philosophie de Newton", Voltaire dénonce les excès de Descartes à qui il reproche d’avoir trop pensé, au point d’oser imaginer approcher ce Dieu dont fait état Newton. Il écrit encore: « S’il est prouvé qu’il existe un Être éternel, infini, Tout-Puissant, il n’est pas prouvé de même que cet Être soit infiniment "Bien-Faisant", dans le sens que nous donnons à ce terme. » Il conclut:  «Je suis donc forcé de rejeter l’idée d’un être suprême, d’un créateur, que je concevrais infiniment bon, et qui aurait fait des maux infinis; et j’aime mieux admettre la nécessité de la matière, et des générations, et des vicissitudes éternelles, qu’un Dieu, qui aurait fait librement des malheureux.»

Voltaire évoque une divergence entre Newton et Leibnitz*. Il confirme que Newton rejoignait Locke en ce qui concerne l’origine sensorielle des idées. Parallèlement, pour ce qui est de la notion de bien et de mal, Voltaire reproche à Locke d’avoir subi l’influence des témoignages de grands voyageurs qu’il qualifiera par la suite de «douteux». Il  en profitera pour leur opposer un principe de la religion naturelle: «Fais ce que tu voudrais qu’on te fit ».

*  Leibnitz était un philosophe et scientifique qui développa la théorie des monades, qui veut que toute substance porte en elle ses propres lois.

Au sujet du mouvement, Voltaire nous dit que la matière ne comportant pas de mouvement en elle-même, ce dernier ne peut donc qu’être d’origine immatérielle. Il souligne le point de vue de Descartes, selon lequel la quantité de mouvement est constante dans l’Univers et il lui oppose d’une part l’avis de Leibniz, qui conçoit qu’il se perd du mouvement, bien que subsistent les forces, et d’autre part celui de Newton, qui rejette la dissociation  entre force et mouvement. Voltaire penche en faveur de Newton lorsqu’il commente ainsi la position du philosophe: «Il faut que tout le monde convienne, que l’effet est toujours proportionnel à la cause; or s’il périt du mouvement dans l’Univers, donc la force qui en est cause périt aussi».

Voltaire aborde un domaine dans lequel il a effectué ses propres expériences sur la lumière. Il réfute le «galimatias» des anciens et déplore cette ambition de Descartes de vouloir établir à tout prix un «système» qui l’a conduit à imaginer que la lumière «presse nos yeux comme un bâton poussé par un bout pressé à l’instant à l’autre bout». Voltaire reprendra ultérieurement les termes de Descartes: «J’avoue que je ne sais rien en philosophie, si la lumière du Soleil n’est pas transmise à nos yeux en un instant*» avant de présenter les expériences des astronomes Römer et Bradley, qui prouvent que la lumière ne se déplace pas instantanément mais qu’elle possède sa propre vitesse.

* Un instant, prend ici le sens d’instantanément.

Voltaire connaît donc les travaux de Römer et de Bradley. Quelques pages après, il donnera d’ailleurs des exemples concrets: «Maintenant, je supplie tout lecteur attentif, et qui aime la vérité, de considérer, que si la lumière nous arrive du Soleil uniformément en près de huit minutes, elle arrive de cette étoile* du Dragon en six années et plus d’un mois; et que si les étoiles six fois moins grandes sont six fois plus éloignées de nous, elles nous envoient leurs rayons en plus de trente six années et demie...», puis, revenant sur Descartes: «il n’avait fait aucune expérience, il n’examinait point, il en créait un (système). Newton, au contraire, Römer, Bradley &c. n’ont jugé que d’après les faits.»
 
* Il s’agit probablement de Gamma Draconis, aussi nommée Eltanin, étoile la plus brillante du Dragon que Bradley et Römer suivirent durant plus d’une année, afin d’en déterminer la parallaxe, ce qui conduisit à la découverte de l’aberration de la lumière.

Voltaire montre comment «un seul rayon de la lumière contient en soi toutes les couleurs possibles...». Avec des croquis simples et clairs, il explique l’expérience qui permit à Newton de faire apparaître le spectre de la lumière et de découvrir sa «réfrangibilité», c’est-à-dire la propriété des rayons lumineux de subir une déviation, lorsqu’ils passent dans un milieu dont la densité est différente. De toute évidence Voltaire est à l’aise dans ses descriptions, notamment parce qu’il a lui-même effectué ces différentes expériences dans son laboratoire du Château de Cirey.

Voltaire nous rappellera que vers 1590, Antonio de Dominicis archevêque de Dalmatie, fut chassé par l’Inquisition après avoir publié un ouvrage dans lequel il décrivait que les rayons du Soleil, «réfléchis de l’intérieur même des goutes de pluye, formaient cette peinture qui parait en arc, et qui semblait un miracle inexplicable» et qu’il justifiait de la manière suivante: «chaque bande de goutes de pluye qui forme l’Arc-en-ciel, doit renvoyer des rayons de lumière sous différents angles... la différence de ces angles doit faire la couleur». Descartes s’engagea sur les traces de l’archevêque en mesurant ces angles en fonction des couleurs, pour trouver que le plus grand angle formait le rouge et le plus petit le violet. Dans l’extrait présenté ici, Voltaire explique la raison des différences d’intensité lumineuse qu’il y a entre le grand arc et le petit arc d‘un arc-en-ciel.

Bien qu’il respectait et admirait René Descartes à certains égards, Voltaire n’était pas prêt à tout admettre de ce dernier, en particulier le «plein» qui soutenait l’existence d’une «matière subtile » emplissant tout l’Univers. Il reprochait à Descartes de n’avoir jamais fait la preuve par l’expérience de l’existence de cette «matière subtile » qu’il qualifia au passage de «matière imaginaire ». S’appuyant sur des expériences conduites alors sur la chute des corps sous des cloches de verre, dans lesquelles on avait fait le vide, il concluait : «La figure des corps ne change en rien leur gravité; ce pouvoir de gravitation agit donc sur la nature interne des corps, et non en raisons des superficies », ce qui lui permettait, comme le montre l’extrait ci-dessus, d’expliquer comment les tourbillons de matière subtile, si chers à Descartes, n’étaient en fait qu’un «roman ingénieux sans vraisemblance ».

Newton faisait lui aussi partie des personnages qu’admirait Voltaire qui raconte ici les circonstances qui ont conduit le savant anglais à poser l’existence d’une force de gravitation universelle qu’il a aussitôt souhaité vérifier par des mesures. On apprendra, plus loin dans le texte, que pour pouvoir effectuer ces vérifications, Newton, qui devait connaître la dimension exacte de la Terre, ne put s’appuyer sur les évaluations trop imprécises effectuées par les navigateurs anglais. Il se référa donc aux mesures du méridien que les Français avaient effectuées à plusieurs reprises et avec beaucoup plus de précision, ce qui lui permit de valider le bien fondé de sa théorie de la gravitation.

Cet extrait, souligne l’importance des travaux de Kepler sur lesquels Newton prit appui pour établir la loi de l’attraction. On y note les regrets exprimés par Voltaire, concernant les attaches religieuses du mathématicien et astronome allemand qui l’ont empêché de chercher une cause physique à ses découvertes. Voltaire conclut ultérieurement que la gravitation de Newton est bien démontrée par les lois de Kepler: «Par l’orbite que décrit la Lune et par l’éloignement de la Terre, son centre; par le chemin de chaque Planète autour du Soleil dans une ellipse; par la comparaison des distances et des révolutions de toutes les planètes autour de leur centre commun». Voici ici, définitivement écartée l’hypothèse d’une «Très sainte trinité», comme étant la cause des mouvements célestes.

Bien qu’il se soit intéressé de très prés à l’étude des sciences, et qu’il ait produit quelques écrits en la matière, il est clair que Voltaire ne fut jamais un homme de sciences à proprement parler. Il contribua pourtant à son développement auprès d’un public plus large, comme le mentionne Véronique le Ru dans son ouvrage "Voltaire Newtonien", le combat d’un philosophe pour la science, où elle écrit: «On ignore souvent qu’au XVIIIème siècle les Français ont appris ce qu’était la loi de l’attraction universelle en lisant Voltaire». De nos jours, sa production littéraire monumentale a occulté cette partie de son œuvre, dont les historiens s’accordent à dire qu’elle fut très probablement la conséquence de son amour pour madame du Châtelet.