Pierre Estève - Origine de l'Univers
Pierre Estève (1720-1790?) serait né à Montpellier où il était apothicaire. De 1748 à 1753, il fut membre de l’Académie des Sciences et Lettres de cette ville, siégeant à la section mathématiques. Dans la Biographie universelle (éd.1855), Michaud dit de lui: «(il) cultiva plusieurs parties des sciences et de la littérature, sans obtenir aucun succès remarquable. La médiocrité de toutes ses productions les a déjà condamnées à l’oubli, et il eut malheur d’être lui-même le témoin de la réprobation dont elles étaient frappées…». Ce jugement, trop tranché pour me satisfaire m’incite à cherche d’autres témoignages.
Non sans difficultés, je retrouve une trace de l’œuvre d’Estève vers 1750, où il publie un opuscule intitulé: "Problème, si l’expression que donne l’harmonie est préférable à celle que fournit la mélodie". On y découvre qu’il s’intéresse à la musicologie et défend l’idée que l’harmonie prime sur la mélodie: « Le plaisir qui résulte de l’accord des sons est dans la nature, au lieu que celui qui nous vient de la mélodie n’est que le fruit d’une convention humaine». L’année suivante, il publie "Nouvelle découverte du principe de l’harmonie, avec un examen de ce que M. Rameau a publié sous le titre de démonstration de principe". En 1837, François Joseph Fétis écrit dans "Biographie des musiciens", à propos du livre d’Estève: «Ces questions oiseuses ne peuvent être élevées que par ceux qui sont étrangers à la musique: la mélodie et l’harmonie séparées l’une de l’autre, ne se peuvent concevoir dans la musique moderne en Europe…» Désavoué jusqu’au XIXème siècle, Estève fait aujourd’hui l’objet d’une nouvelle lecture. Son ouvrage, mal accueilli à sa parution, vient de faire l’objet d’une récente réédition, savamment commentée. André Charrak, ancien élève de l'École Normale Supérieure de Fontenay-Saint-Cloud, agrégé de philosophie, a travaillé sur une thèse consacrée au problème de la résonance du corps sonore au XVIIIème siècle. Il y réhabilite en partie l’œuvre d’Estève. Ainsi pouvons-nous lire, dans sa présentation accompagnant la nouvelle parution du texte d’Estève: «On considère généralement que les ouvrages de Pierre Estève occupent une place importante dans l'histoire des théories des beaux-arts au XVIIIème siècle: ils contribuent en effet au développement d'une esthétique "sensualiste" qui, peu à peu, remet en cause l'application du principe de l'imitation en musique. Dans cette perspective, la nouvelle découverte du principe de l'harmonie, dont nous fournissons ici la première réédition depuis 1752, s'applique à développer une explication physique du phénomène des consonances, qui s'inscrit dans le projet d'une "histoire naturelle" des émotions de l'âme. Cette tentative mérite d'être connue, pour des raisons internes mais aussi historiques. »
A. Charrak attribue à Estève une influence qu’on aurait tort de négliger: «Cet ouvrage constitue une source notable de la doctrine définitive de Rousseau en matière de théorie musicale. En particulier, c'est après la lecture de Pierre Estève que Rousseau entreprend de critiquer l'hypothèse de Diderot, sur la perception des rapports en musique.». Estève semble donc, tout au moins dans le domaine de la musique, bénéficier d’un regain d’intérêt. Je me suis donc naturellement interrogé sur ce qu’il en était pour son œuvre concernant l’astronomie, forcé de constater qu’elle était effectivement tombée dans l’oubli. Initialement, Pierre Estève s’était fait connaitre par ses mémoires de mathématiques (sur les suites et les séries) et d’astronomie (à propos d’une éclipse), qu’il présenta à la Société Royale des Sciences. En ce qui concerne le livre dont je propose ici quelques extraits et qui date de 1748, il semble qu’il n’ait pas obtenu d’accord de publication. Est-ce la raison pour laquelle il fut édité à Berlin ?
Il faut savoir qu’au XVIIIème siècle chaque ouvrage est soumis à la censure. Sur les ouvrages autorisés apparait généralement la mention « Avec approbation & privilège du Roy», ce qui n’est pas le cas pour "Origine de l’univers". On doit garder à l’esprit qu’à cette époque, les livres étaient le principal support du savoir et des idées et qu’à ce titre le pouvoir royal veillait à ce que leur contenu reste conforme aux valeurs de l’ordre moral et social établit. En 1750, «la Librairie» était dirigé par Guillaume de Lamoignon de Blanc-Mesnil, plus connu sous le nom de Malesherbes, qui se chargeait de délivrer les autorisations. Bien que ce dernier ait fait preuve d’un esprit ouvert et progressiste (Il a protégé secrètement l’encyclopédiste Diderot), les idées trop novatrices avaient cependant des difficultés à franchir le barrage de la censure. Les ouvrages ne pouvant bénéficier d’un privilège ou d’une permission royale, mais qui n’étaient pas suffisamment subversifs pour être interdits, pouvaient obtenir des permissions «tacites», dans les registres desquelles je n’ai cependant pas trouvé l’ouvrage d’Estève.
En revanche, mes recherches m’ont permis de tomber sur deux rapports attribués à Paul Foucher (non signés) et rédigés en décembre 1750 et janvier 1751. Dans "La censure royale des livres dans la France des Lumières" (Odile Jacob 2007) Raymond Birn, professeur émérite de l’université de l’Oregon, mentionne: «Les censeurs théologiens pouvaient, bien sûr, se trouver dans des situations où le rejet de la doctrine et du rituel contredisait simplement leurs propres croyances bien assises. Dans de telles occasions, leur conscience devait leur dicter leur réaction. Par exemple, Foucher fut authentiquement choqué par la vision déiste du père Estève dans l’Origine de l’univers… le censeur nota que, dans l’œuvre, les éléments se formeront d’eux-mêmes, les Soleils se placeront au centre et les planètes circuleront autour d’eux. Dieu n’est pour rien dans cet arrangement. Après avoir crée le chaos, il peut, semblable aux Dieux d’Épicure, s’envelopper indolemment dans un repos éternel…» il poursuit: « Foucher écrivit une interminable critique angoissée de cet essai. Toutefois il conclut avec ambiguïté, doutant que son auteur "fasse beaucoup de prosélytisme", et laissant Malesherbes décider de l’issue de l’examen minutieux de "Origine de l’univers expliqué par un principe de la matière". Finalement un nouveau titre fut proposé pour l’œuvre, un carton fut inséré dans sa préface, quelques corrections furent faites et un désaveu de couverture fut ajouté au texte… » (ce désaveu ne figure pas sur l’exemplaire que je présente). J’ai cependant retrouvé ce livre, soumis à l’examen de l’astronome Alexis Claude Clairaut. Il semble effectivement avoir été rebaptisé "Astronomie renouvelée" et avoir été enregistré le 14 décembre 1758. La correspondance entre Clairaut et son ami le mathématicien Suisse Gabriel Cramer, mentionne également Estève. Cramer à Clairaut: «Votre jeune homme de Montpellier a bien de l'esprit, mais il me semble qu'il lui faut encore de la géométrie, et surtout de la mécanique. Je crois avoir remarqué quelques fautes contre l'une et contre l'autre. Puisqu'il est si jeune, il faut croire que cela viendra, et qu'il fera un jour un illustre, surtout s'il peut se transporter à Paris pour y jouir de votre conversation.» ce à quoi Clairaut répond: «Je pense comme vous mon cher Monsieur sur le compte du jeune mathématicien de Montpellier . Et j'avois remarqué aussi quelques fautes tant de géométrie que de mécanique. En parlant des orbites des planètes je me souviens par exemple de quelques ignorances sur les principales propositions de Newton. Et c'est la première chose qui m'avoit empêché de rester dans le sentiment que j'avois eu en premier lieu que le livre etoit de Maupertuis. Son idée du ressort pour les fluides et qu'il veut faire entrer dans la question de la figure de la Terre n'est pas soutenable mais le total du livre montre de l'esprit et je ne doute pas que l'auteur ne devint un grand [sujet] s'il etoit à Paris où à Londres ou dans tout autre lieu où l'émulation et les secours ne laissent pas enfouir les talens. S'il etoit ici il auroit bientôt pris aussi le vernis qu'ont tous nos savans pour le faire valoir, là sans secours de ce coté là son livre est aussi adroitement fait que le pourroit faire M (Maupertuis) ».
Une autre trace d’Estève apparait, suite à sa prise de position dans une affaire opposant Clairaut et le Chevalier de Causans, à propos de quadrature du cercle. Estève est alors fiché par la police: « Estève. 10 décembre 1750. Âge : 30 ans. Pays : Montpellier. Signalement : assez bien de taille et de figure. Demeure : rue du Four Saint-Germain. Histoire : Il est fils d'un marchand de savonnettes; Il est arrivé depuis à Paris. c'est un garçon d'esprit qui est de l'Académie des sciences de Montpellier ; il a fait un livre intitulé Origine de l'Univers expliquée par un principe de la matière, lequel livre a été imprimé à Avignon ou à Berlin. Il y a des principes hardis dans cet ouvrage. Ce jeune homme n'a pas de bien et est assez hardi dans ses propos. Il est lié avec madame Curé la Limonadière». La dame dont il est fait mention se nomme en réalité Charlotte Reynier, elle est l’épouse d’un limonadier nommé Curé et tient le "Café Allemand" de 1742 à 1778. Poétesse à ses heures, elle fait de son établissement un rendez-vous des beaux esprits et tente d’obtenir la reconnaissance de grands écrivains, sans toutefois obtenir le succès escompté. On retiendra qu’elle reçut une visite de Fontenelle, alors, il est vrai, âgé de quatre vingt treize ans. Il est donc fort probable qu’Estève ait fréquenté le "Café Allemand". Estève a également rédigé une "Histoire générale et particulière de l’astronomie", dont le mathématicien Jean Etienne Montucla dit: «Il est aisé d'apercevoir que son auteur a bien plus eu pour objet d'amuser que d'instruire». Jugeons donc par nous-même la teneur du propos de cet auteur oublié.
La page de titre comporte un fragment de texte latin, tiré d’un poème de Virgile. J’en ai trouvé une traduction qu’il me parait intéressant de reproduire ici dans son intégralité: «Orphée chantait comment les atomes semés dans un vide immense et se mêlant confusément formèrent d'abord la terre, l'air, l'eau et le feu; et comment de ces premiers éléments furent formés tous les êtres, et notre globe lui-même; comment ensuite ce globe que nous habitons devint une masse solide et resserra la mer dans ses bornes, tandis que chaque objet prenait peu à peu sa forme actuelle : il peignait l'étonnement de la terre, lorsque le soleil naissant vint luire pour la première fois sur elle. ». Estève prolonge ce propos en évoquant la mécanique céleste et l’existence de lois générales permettant d’expliquer le mouvement des astres. Il va plus loin en posant une question fondamentale pour laquelle il émet l’hypothèse que ces lois, immuables, permettent non seulement de définir l’Univers tel qu’il nous apparait, mais aussi, qu’elles pourraient être, en quelque sorte, les architectes de sa propre évolution. Estève aborde ici l’idée que l’état initial de l’univers se présenterait comme une phase non encore organisée de la matière. En cela, il rejette l’idée de la création telle que l’église l’entend et avance l’hypothèse que l’Univers serait le fruit d’une longue évolution.
Dans cette introduction, Estève, alors âgé de vingt-sept ans, se dévoile également comme un homme moderne doté d’une pensée libérée, animée par la recherche d’éléments factuels mesurables, tellement éloignée de la vérité révélée qui habitait alors l’esprit de bon nombre d’hommes dits «de science ». Il est clair à ses yeux que l’Univers commence par l’agglomération de particules d’une matière originale irréductible, mue par des forces soumises aux lois de la gravitation de Newton. Pour mieux convaincre ceux qui ne manqueraient pas de s’opposer à cette thèse, et qu’il identifie comme des hommes sous influence de leur foi, Estève prend intelligemment le parti d’intégrer «l’auteur de la Nature», en tant que premier utilisateur de la « force attractive ». Il dégage ainsi son champ prospectif, sans pour autant être contraint de renier l’existence d’un être supérieur, dont il laisse à d’autre le soin de définir si la « force attractive » est bien l’une de ses œuvres. Estève annonce enfin que ses propres études l’ont conduit à prendre des distances avec les "Principia" de Newton, en ce qui concerne le comportement de certains «fluides» comme « Les Soleils qui n’ont aucune grandeur fixe » (probablement les étoiles variables) ou les «déclinaisons de l’aimant» (en référence à l’arrangement de la limaille de fer soumise au champ magnétique de l’aimant).
Estève aborde «le mouvement de la matière » et en profite pour relativiser l’importance du système solaire. Il émet rapidement l’idée que ce système n’est qu’un parmi l’infinité des mondes qui peuplent l’Univers. S’appuyant, à juste titre, sur les résultats obtenus grâce au perfectionnement des instruments optiques, non seulement il extrapole pour introduire la notion d’Univers infini, mais il envisage également qu’il puisse exister des Mondes dont les modèles seraient différents du notre. Il reviendra sur ce sujet quelques pages plus loin, soulignant que: « l’ignorance où l’on était sur la construction du Monde, dut produire d’abord des systèmes bizarres et l’erreur dut jouir d’un très long règne… » en référence à son époque il cite (allusion à Kepler): « un astronome assez récent soutint que les corps célestes semblables aux animaux, exécutaient leurs mouvements par le moyen de différents muscles. ». J’ai retrouvé une trace de ce passage dans le "Dictionnaire historique et critique" de Pierre Bayle dans lequel le philosophe cite Gassendi. Estève est certainement influencé par l’œuvre de ces deux philosophes lorsqu’il écrit: «Gassendi observe que selon Kepler toutes les étoiles sont animées, et que comme les animaux se meuvent par le moyen de leurs muscles, la Terre et les planètes ont aussi des muscles proportionnés à leur masses et qui sont l’instrument par lequel elles se meuvent.»
Le jeune auteur reprend ici le principe des tourbillons cartésiens et, point par point, démontre leur inadéquation avec certaines observations. S’appuyant, pour mieux la réfuter, sur l’affirmation du philosophe qui soutient que l’Univers est plein et qu’au sein d’un même tourbillon, tout objet est soumis au mouvement général de ce dernier, il évoque le fait qu’un corps plongé dans un de ces tourbillons ne saurait posséder de mouvement propre car il ne pourrait « jamais se mouvoir indépendamment du torrent général … » hors, il reprend, (comment se fait-il que): « les planètes ou les comètes à des distances égales du centre du tourbillon (ici il parle de celui du Soleil), ont des vitesses différentes… ». Il raisonne de manière analogue à propos des différences de densité des corps ou de la répartition non homogène de la lumière (comment alors expliquer l’existence des ombres?) ou encore de la trajectoire des comètes, qui parfois se meuvent dans des directions contraires au mouvement des planètes. Il apparait ici qu’Estève rejette donc catégoriquement les tourbillons, concluant: «ce n’est donc point dans un tourbillon qu’elles se meuvent, et ces astres que la Nature destinait sans doute à certains usages, détruisent sans ressources la possibilité des tourbillons… »
Estève développe une vision propre, fondée sur ce que l’on pourrait appeler un principe premier, considérant que la Nature «intelligente» sait recourir à ce qu’il y a de plus simple pour arriver à son but. Cette approche n’est d’ailleurs pas sans rappeler le «principe de parcimonie» ou «rasoir d’Ockham» que le franciscain Guillaume d’Ockham (1285 - 1347) aurait lui-même emprunté à Jean Duns Scot et reformulé en ces termes : « pluralitas non est ponenda sine necessitate» que Joan Busquet (maitre de conférence à l’université de Bordeaux), dans son ouvrage Logique et langage (apports de la philosophie médiévale, traduit par: «c’est en vain que l’on ferait avec un plus grand nombre de facteurs ce qui peut se faire avec moins». Cette «tendance» de la Nature avait également été pressentie par les Grecs anciens, dont on ne saurait douter qu’Estève connaissait les œuvres. Ainsi, par exemple, Aristote écrivait dans sa Physique : «Il vaut mieux prendre des principes moins nombreux et de nombre limité, comme fait Empédocle». Estève peut dès lors expliquer à l’aide de figures, comment les planètes, qui, comme tout autre corps, devraient se mouvoir suivant le mouvement le plus simple qui soit, la ligne droite, subissent un infléchissement de leur trajectoire sous l’effet de la force décrite par le «grand Newton», et ainsi peuvent «tourner autour de leur Soleil».
Estève continue de «poser» la mécanique céleste dont les propriétés sont à ses yeux suffisantes pour envisager que chaque Monde puisse être totalement indépendant l’un de l’autre. Il montre comment le concept d’un Univers rempli et borné n’est plus indispensable pour justifier à la fois la cohésion et une certaine indépendance des corps célestes au sein d’un système. Il souligne alors la possibilité qu’un «fluide» comme la lumière, cette fois libéré du mouvement tourbillonnaire, pourrait imprimer son effet directement sur un corps situé en vis-à-vis, la notion d’ombre et de lumière devient alors évidente. Estève poursuit en expliquant pourquoi cette «force attractive» ne saurait être constante et nécessite que la notion de distance soit introduite, sans quoi il s’en suivrait des désordres rendant impossible tout équilibre des corps. On note que l’auteur connaissait suffisamment les théories de Newton, au point de pouvoir les présenter simplement, à la manière d’un vulgarisateur, ce qui n’était déjà pas si courant à son époque et qui contribua probablement à faire remarquer son travail par Alexis Clairaut.
Estève avait également bien compris que dans un système donné, les interactions gravitationnelles s’exerçaient entre tous les corps, en proportion de la taille et de la proximité de chacun. Effectivement la prise en compte des seuls grands corps célestes, si elle suffisait à la détermination des mouvements généraux, ne parvenait à justifier certains mouvements particuliers, comme en témoignent les variations enregistrées par exemples dans le mouvement de la Lune. Il convenait donc de tenir également compte de ces effets secondaires. Derrière ces remarques on perçoit l’émergence de la toute puissante mécanique céleste qui ne tarderait plus à rendre possible la détermination précise des mouvements et lieux de tous les astres à un instant donné. Estève s’intéresse également à la matière originelle qu’il suppose existante avant même la naissance de l’univers. Il formule une définition claire des deux forces que les philosophes supposaient à l’origine de la formation des mondes: «L’impulsion est l’action d’une puissance motrice qui ne peut se développer, que quand deux corps viennent à se toucher. L’attraction est l’action d’une puissance qui peut se développer, quand ils ne se touchent pas.»
Estève défend le principe de la pluralité des Mondes, sujet débattu à son époque, mais que les philosophes n’osaient souvent pas aborder trop ouvertement, par crainte d’ennuis avec les autorités religieuses. Il considère qu’un simple amalgame de matière, s’il est nécessaire pour constituer un astre, n’est pas suffisant pour lui donner la possibilité d’y faire naitre et d’y entretenir la vie, considérée par lui comme un système « d’arrangement de la matière » parmi d’autres. Il en va de même pour tout ce qui existe sur un astre. La terre par exemple n’est pas faite des mêmes éléments que l’eau, ce qui implique que: «Un poisson ne serait jamais produit dans un vase rempli de terre, comme aussi un Épic dans le fond de la Mer». Estève pense qu’une des particularités remarquables de la Nature réside en ce qu’à chacun des «Êtres» existants, correspondent des éléments constitutifs bien distincts. Ce qui lui permet d’affirmer que sans cette particularité, «l’Univers n’aurait présenté qu’une uniformité défectueuse». Fort de l’expérience du chimiste Hermann Boerhaave, qui durant quinze ans laissa du mercure sur le feu, pour constater que ce mercure demeurait inchangé, Estève en déduit qu’il existe un grand nombre de «petits corps» aux propriétés irréductibles qui entrent à parts variables dans la constitution de tout corps ou organisme et que, ce sont précisément ces différents assemblages et cette variété de « corps » qui génère de «nouveaux corps».
Estève s’interroge sur les origines de la matière (les corps irréductibles évoqués à la page précédente, qui de nos jours constituent le tableau périodique des éléments). Il distingue les «impressions», que cette matière détermine en nous, comme distinctes des propriétés intrinsèques de cette dernière. Selon lui, une seule force initiale, qu’il nomme «force de tendance», appliquée à cette matière inerte élémentaire suffit à déclencher une réaction en chaine qui va «débrouiller le chaos». Il s’en suivra, en vertu de la loi de Newton et de la répartition non homogène de ces «corps», la formation d’une multitude d’arrangements qui donneront cette variété de corps irréductibles dont il est question à la page précédente. Ainsi, cette première force appliquée permettra à elle seule de constituer un Univers dans lequel sont disséminés tous les éléments chimiques nécessaires à son devenir. Il restera encore à envisager la formation des éléments physiques comme les astres. Je ne pourrai évoquer tous les thèmes présents dans ce petit ouvrage d’un jeune provincial enthousiasmé par ce qu’il découvre et parfois victime de son emballement à l’idée d’en faire sa propre restitution.
(Ce qui toute proportion gardée n’est pas sans me rappeler mon expérience présente et qui me porte à faire preuve d’autant d’empathie pour l’auteur que d’indulgence pour son œuvre).
Une fois constitués, les éléments irréductibles qui habitent désormais l’Univers ne vont plus avoir besoin d’une force autre que naturelle. La gravitation suffira pour constituer au cours du temps des «masses plus sensibles» qui vont à leur tour «ramasser la matière qui était pour ainsi dire éparse dans l’étendue». Ces amas de matière formeront des astres qui, en vertu de la force de gravitation, auront une forme sphérique. Dans l’extrait ci-dessus, Pierre Estève décrit la formation du Soleil dont la masse déjà considérable lui procure une force attractive qui entraine vers lui d’autres éléments gravitant dans sa proximité. Ces éléments, «réfléchis» lors de leur collision avec le Soleil, entreront à leur tour en contact avec d’autres corps attirés par ce dernier. S’en suivra un enchainement perpétuel de collisions de matière qui permet à Estève de justifier la création de lumière, en tant que partie de cette matière dont l’effet parvient jusqu’à nous, les différences d’intensités lumineuses réfléchies par chaque astre dépendant de la masse de chacun. Le Soleil étant l’astre le plus massif de notre système, il en résulte que la lumière qui nous parvient de lui sera la plus intense. Estève généralisera en écrivant: «Chaque Monde en particulier s’est formé de la même manière un Soleil; les étoiles fixes doivent être les plus grands corps des mondes auxquels elles appartiennent; elles doivent éclairer, échauffer ces mêmes Mondes; les astres qu’ils contiennent doivent décrire leurs cercles autour de l’étoile qui leur sert de Soleil».