Père Gabriel Daniel - Voyage du Monde de Descartes

"Voyage du Monde de Descartes" Publié à Paris en 1702 chez Nicolas Pepie - (issu de ma collection)

Gabriel Daniel (1649-1728) est né dans des conditions un peu particulières à Rouen. Son père et sa mère (alors enceinte) durent se rendre dans un tribunal de cette ville afin d’assister au règlement d’une affaire les concernant. Des retards de procédure leur imposèrent d’y séjourner et comme la grossesse de la jeune femme était fort avancée, le petit Gabriel arriva accidentellement, le 8 février 1649.  A l’âge de 18 ans, il est admis au noviciat des jésuites et, après avoir été définitivement admis dans ce corps*, à l’occasion de son quatrième vœu en 1683 à Rennes, il enseigne la théologie, la philosophie et la rhétorique.

Ses supérieurs l’envoient ensuite à Paris, à la « Maison Professe ». Cette « Maison professe »  bâtie en 1580 par les jésuites dans le quartier du Marais, accueillait les meilleurs théologiens et scientifiques de la Compagnie de Jésus. Cette  maison  servait également de résidence aux confesseurs du Roi. Le père Daniel y tint une place de bibliothécaire, avant d’en devenir le supérieur. Il obtint alors, du roi Louis XIV, une pension de deux mille livres assortie du titre d’historiographe de France. Gabriel Daniel passa la majeure partie de sa vie à travailler à ses écrits, que les historiens ont divisé en trois domaines distincts, constitués d’œuvres philosophiques, théologiques et historiques.

Le livre dont je propose ici quelques extrait entre dans la partie philosophique (au sens premier du terme). Le Père Daniel y réfute essentiellement le système des tourbillons de Descartes. Cet ouvrage, paru initialement en 1690 fut ensuite réédité avec quelques ajouts, notamment en 1696 et 1739. Il fit l’objet de traduction en latin, italien et anglais. L’œuvre la plus connue de Daniel Gabriel reste son Histoire de France, parue en 1713, qu’il dédia et présenta à Louis XIV. Il fut l’objet d’une polémique consécutive à la publication d’une autre histoire de France, par François Eudes de Mezeray en 1643-1646 et 1651 (qui fut un des plus grands succès littéraires de son temps, faisant encore l’objet d’une réimpression en 1830). La critique qu’en fit le père Gabriel, qui pensait ainsi promouvoir sa propre œuvre, lui valut en fait une réputation d’extrême sévérité, de partialité et d’intolérance, de la part d’auteurs comme Voltaire, Saint Simon ou Boulainvilliers, eux même historiens.

Voyage du Monde de Descartes est une satire qui revêt la forme d'un voyage imaginaire dans le monde de la physique et de la métaphysique cartésiennes, en compagnie du fantôme du père Mersenne (ami de Descartes). La théorie des Tourbillons y est présentée comme une simple supposition infondée.

* La Compagnie de Jésus est une congrégation religieuse catholique fondée par Ignace de Loyola (1491-1556). On y distingue quatre classes de jésuites: les novices, admis à titre provisoire en vue d'une éventuelle affectation postérieure dans l'une des trois premières classes. Les coadjuteurs (adjoints, auxiliaires) qui peuvent être de deux ordres: les frères (coadjuteurs temporels) et les prêtres (coadjuteurs spirituels). Un frère coadjuteur peut exercer des tâches quasi professionnelles: architecture, imprimerie, menuiserie, médecine etc… Certains d’entre eux peuvent aussi prononcer, outre les trois vœux: obéissance, pauvreté et chasteté , un vœu spécial d'obéissance au pape. Ce fut précisément le cas pour le père Gabriel Daniel.

Le père Gabriel Daniel aborde la découverte de l’univers cartésien ou « Monde de Descartes » par une analogie avec celle du « Nouveau Monde ». Ce parallèle permettant d’isoler diverses motivations qui poussent certains individus à partir vers de nouveaux horizons. Il n’omet pas d’en mentionner les moins louables, comme la vénalité pour une part d’entre eux ou la hantise de l’inquisition pour d’autres. Selon lui, il semble clair que ce monde n’est pas peuplé que de bons sentiments ou de bienveillance à l’égard d’autrui. Ces premières lignes qui critiquent sans détour l’approche de Descartes, annoncent d’emblée la coloration satyrique des propos à venir, qui m’ont semblé finalement assez actuels, quant à la démarche qui le sous-tend.


NB: Lorsque j’évoque Descartes dans mes commentaires relatifs à cet ouvrage, il va de soi que je fais référence au Descartes « selon Daniel ».

Rien de tel pour voyager que de le faire avec un « sage ». Ici, Le père Daniel voyage en compagnie d’un « vieillard cartésien » et du Père Mersenne. Marin Mersenne (1588-1648) fut un homme des plus influents auprès de la communauté scientifique. Il s’entretint ou fut en relation avec les plus grands esprits: Pascal, Galilée, Gassendi, Huygens, Fermat et Descartes, dont il était ami et défenseur, sans pour autant partager tous ses points de vue, en particulier sur la théorisation, à laquelle il préférait l’expérimentation. Sur qui, mieux que sur Mersenne, pouvait donc s’appuyer le père Daniel pour converser au cours de son « Voiage ». Ce que Mersenne, alors disparu depuis plus de cinquante ans, semblerait accepter de bon gré.

 Les trois compagnons arrivent sur la Lune. Une première réflexion vint à L’esprit de l’auteur qu’il exprime en ces termes: « La Terre nous parut, en la regardant de la Lune, comme la lune nous parait, en la regardant de la Terre ». On peut trouver dans ce propos une critique de « l’empire de la Lune » écrite par un disciple de Gassendi, Cyrano de Bergerac, ici qualifié d’imitateur de Lucien (Lucien de Samosate, qui inspira également la forme du Dialogue des Morts, de Fontenelle dont j’ai déjà cité quelques passages). En revanche, Le père Gabriel semble avoir, à l’égard de Gassendi, une toute autre opinion. Il reconnaitra en lui un philosophe humble qui « connait par sa propre expérience les bornes de l’esprit humain et la faiblesse de ses lumières ».

Nos voyageurs parviennent à la « Mer des Pluies » et se trouvent alors au portes d’une ville où règne la république de Platon. On leur impose une quarantaine dans un lazaret (bâtiment situé aux abords des villes où séjournaient les voyageurs pour éviter les risques de contagion). Le père Daniel décrit une cité où l’on traite les « mauvaises maximes de l’autre monde » (la Terre), comme d’une maladie contagieuse. Rebutés par les contraintes pour accéder à ce lieu, les trois hommes poursuivent leur chemin pour arriver en un lieu encore mieux gardé, d’où ils se furent éconduits dès qu’ils eurent l’imprudence de se réclamer de Descartes, considéré en ces lieux comme un ennemi.

Après être entrés en relation avec quelques autres personnages qui résident sur la Lune, nos amis regagnent la Terre, accompagnés de deux âmes péripatéticiennes. Durant leur voyage, ils ont mis à jour l’existence d’un traité « d’accommodement » entre Aristote, « prince des philosophes » et Descartes « chef de la nouvelle secte » et se sont entretenus avec nombre de philosophes, ainsi qu’avec un mandarin chinois qui, instruit de la philosophie de Descartes, ne put que mieux la juger en ces mots: « Quand les raisonnements de ce philosophe n’en seraient pas faux et sophistiques, à peine mériteraient-ils le nom de démonstrations dans le sujet dont il s’agit ». Je ne commenterai pas davantage leurs échanges qui nous entraineraient dans des considérations purement philosophiques et trop éloignées de notre sujet premier.

Nous évoluons à présent dans ce «troisième Ciel », que les philosophes nommaient «Espaces Imaginaires » et que Descartes, jugeant le terme «imaginaire » trop chimérique, préféra quant à lui, le nommer « espaces Indéfinis ». Nos voyageurs, accompagnés des deux âmes péripatéticiennes entrent en contact avec l’âme de Descartes, qui s’enquiert de l’évolution de la philosophie sur la Terre. La réponse permet à l’auteur de mettre le doigt sur le caractère intéressé des hommes. Il décrit également un effet de mode qui relègue les idées cartésiennes au rang de vulgaires coupons d’étoffe, chez des marchands qui les soldent lorsqu’elles ne plaisent plus. Le père Daniel poursuivra en dénonçant un amalgame : « Comme on donne en Espagne le nom de Luthérien à tous les hérétiques… on appelle indifféremment du nom de cartésiens tous ceux qui, depuis vous, se sont mêlés de raffiner en matière de physique ».

Descartes veut savoir comment on traite sa philosophie dans les universités. Il se montre désappointé de ne pas la voir portée au même niveau que celle de Jean Dun Scot (1266-1388) ou de Thomas d’Aquin (1224-1274). Il regrettera ensuite que les jésuites, sur qui il fondait quelque espoir pour diffuser ses idées, se montrèrent parmi les opposants les plus vigoureux à sa philosophie. Passant ensuite en revue, les jansénistes, les pères Minimes et ceux de l’Oratoire (alors rivaux de l’enseignement des jésuites) où il croyait disposer encore d’un certain crédit, Descartes ne peut que se résoudre à constater que, même ses plus fervents défenseurs, l’avaient déjà renié, comme ce fut le cas pour le révérend père Senault, Général de l’Oratoire qui dut (il est vrai contraint par la Cour), abandonner l’enseignement de sa « nouvelle philosophie » au profit de celle des anciens.

Descartes se propose ici d’expliquer sa conception du Monde. Mersenne avait précisé, lors de sa rencontre avec le père Daniel, que le philosophe n’avait, de son vivant, pas révélé la totalité de son œuvre et qu’il en avait gardé quelques clés pour ses seuls amis, dont il faisait partie. En premier lieu Descartes affirme (sans en apporter la preuve) que tout espace est rempli de matière, puis, que l’état de tout corps demeure immuable, dès lors qu’aucune force extérieure n’intervient et, qu’il s’agisse d’un corps au repos tout comme d’un corps en mouvement. Enfin, il affirme que tout mouvement d’un corps est rectiligne, hormis si le contact avec un autre corps l’oblige à changer de trajectoire. Il montre, à titre d’exemple, comment un corps que l’on ferait tourner (voir l’illustration), se comporterait, suivant qu’il serait contraint ou libéré. Ce principe contribua d’ailleurs à fonder sa théorie des tourbillons.

Le père Daniel continue de faire parler un Descartes qui s’enlise dans une démonstration, de plus en plus fastidieuse. Il y est question de la vision et de la manière dont l’œil perçoit la lumière. En guise de preuve, Descartes prend comme exemple la lumière que perçoit celui qui reçoit un coup sur la tête, fut-il dans l’obscurité. Lors du choc, il arrive qu’on voit des éclats de lumière, comparables à des « chandelles allumées ». Descartes, présume que l’individu se situe quelque part dans un tourbillon de matière et qu’il regarde le centre de ce tourbillon. Il reçoit alors, au fond de son œil des éléments de cette matière, mus par cette force précédemment évoquée ; Cette matière détachée agite le nerf optique et nous fait percevoir la lumière. Descartes semble victime de son enthousiasme et assez imbu de sa prétendue capacité à nous expliquer ce phénomène.

L’âme de Descartes prend ici un exemple qui pourrait fort bien avoir conforté certaines croyances au sujet des tourbillons que l’on peut observer aux abords de la bonde d’un évier qui se vide et qui attesteraient du mouvement de rotation de la Terre sur elle même (il est aujourd’hui démontré qu’il n’en est rien et que même la force de Coriolis, parfois évoquée à ce sujet, n’exerce qu’une une influence négligeable sur ce phénomène). On entrevoit bien, comme nous y conduit le père Daniel, que cette théorie de Descartes ne peut exister que si elle se définit à partir d’un monde constitué de manière singulière. Ainsi, comme l’illustre la figure de droite, la Terre serait, selon le philosophe, composée de différentes couches dont les rôles et la disposition ne sont ainsi établis que pour servir son propos. Comment, dans ce cas, tenir pour démontrée une théorie qui s’appuie sur ce type de suppositions?

Les démonstrations se succèdent et rien qui ne ressemble à une preuve scientifique n’émerge de ces théories échafaudées par l’imagination d’un homme, bien que de nos jours, le qualificatif de cartésien fasse davantage référence à la rigueur et à la méthode, qu’à des élucubrations approximatives et sans fondements. Les philosophes qui succédèrent à Descartes ne s’y trompèrent pas, lorsqu'ils prétendirent que la stricte application de sa «méthode », basée sur le doute et la vérification, était la meilleure manière pour montrer la fausseté de sa théorie. Descartes lui-même, et à son insu, deviendra donc son plus implacable opposant. Fort heureusement sa «méthode », fondatrice pour la démarche scientifique, occultera ses errances à propos de la théorie des tourbillons qu’il conviendrait de ne citer, comme je le fais ici, que pour sa valeur historique.

Cette théorie des tourbillons se voulait universelle. L’ardent désir de Descartes de tout vouloir expliquer par des lois et par les mathématiques, s’appliquait donc également, comme cet extrait le souligne, à tous les phénomènes qui apparaissaient dans l’Univers, comme par exemple notre perception des taches solaires. Le père Gabriel, s’oppose ici de manière plus véhémente à ce qu’il considère comme un zone supplémentaire de ténèbres, de laquelle Descartes semble avoir de plus en plus de difficultés à s’extraire.

Le Descartes du père Daniel affirme que la pesanteur est une conséquence du tourbillon de notre planète. Il se positionne ici selon «le nouveau système » (système héliocentrique avec lequel le véritable Descartes était en accord dans son « Traité du monde et de la lumière » de 1632/33; le philosophe renoncera cependant à publier son traité, par soumission aux autorités ecclésiastiques qui venaient, par ailleurs, d’intenter un procès à Galilée, précisément en raison de l’héliocentrisme qu’il défendait). Le père Daniel prolongera le raisonnement cartésien à travers un exemple dont le but est bien de montrer l’absurdité de la thèse cartésienne ou tout au moins le fait qu’elle ne trouverait aucun crédit lors d’une improbable expérimentation.

La rotation de la Terre posait également un problème qui ne pouvait être résolu qu’en admettant l’existence d’une force inconnue venant contrecarrer la force évoquée par Descartes, qui fonde alors son propos sur le principe (exact et communément admis de son temps) qui veut que cette force tende à éloigner du centre de son mouvement, tout objet entrainé dans un mouvement de rotation. Ce phénomène considéré à l’échelle de notre planète, devrait permettre d’en tirer la conclusion que, compte tenu de sa rotation propre, il ne pourrait qu’en être de même pour chacun des objets présents à sa surface. La conséquence eut été que ces objets fussent « jetés en l’air » alors que rien ne se produit de tel… Il faudra attendre quatre décennies pour que Isaac Newton publie ses Principia et explique enfin comment cela se peut.

Le père Daniel dépeint un Descartes qui s’est ici fourvoyé et dont on pourrait avoir peine à croire qu’il écrivit par ailleurs: « Ceux qui font profession d’être Philosophes, sont souvent moins sages et moins raisonnables que d’autres qui ne se sont jamais appliqués à cette étude » et, poursuivant, à propos de ce qu’il nomme les degrés de la sagesse: « Le premier ne contient que des notions qui sont si claires d’elles mêmes qu’on les peut acquérir sans méditation. Le second comprend tout ce que l’expérience des sens fait connaitre. Le troisième, ce que la conversation des autres hommes nous enseigne; à quoi l’on peut ajouter pour le quatrième, la lecture…. Il me semble que toute la sagesse qu’on a coutume d’avoir n’est acquise que par ces quatre moyens… Or il y a eu de tous temps de grands hommes qui ont tâché de trouver un cinquième degré pour parvenir à la Sagesse, incomparablement plus haut et plus assuré que les quatre autres: c’est de chercher les premières causes et les vrais principes dont on puisse déduire les raisons de tout ce qu’on est capable de savoir. »