Fontenelle - Entretiens sur la pluralité des mondes
Cet ouvrage est le premier livre de vulgarisation de l'astronomie. A ce titre, je le considère incontournable dans l'histoire de cette science. Sa forme littéraire et son ton précieux lui donnent une apparence désuète, il n'en est rien. En fait, il annonce les Lumières qui commencent à poindre. Par exemple, on y découvre une jeune femme intelligente poser des questions à propos de la chose scientifique (un tel fait aujourd'hui banal était bien éloignée de l'éducation religieuse et de la formation de "bonne épouse" que recevaient les jeunes femmes de la "bonne société" en cette fin du XVIIème siècle)
Dans la préface de cette troisième édition des Entretiens sur la pluralité des Mondes, publiée en 1694, Fontenelle identifie sa démarche à celle de Cicéron, premier romain à avoir traduit des textes philosophiques grecs en latin. Ses rares congénères amateurs de philosophie (au Ier siècle avant J.-C., les Romains étaient peu portés sur cette discipline) considéraient le grec comme la seule langue digne d’aborder cette matière. Ils reprochaient à Cicéron l’inutilité de son travail de traduction. Ses critiques partaient du principe que les amateurs de philosophie s’étaient déjà instruits dans les livres grecs. Ceux qui ne se souciaient aucunement de philosophie, n’allaient pas davantage consulter ces mêmes ouvrages traduits en latin, qu’il ne l’avaient fait avec ceux rédigés en grec. Cicéron répliquait que bien au contraire, ceux qui n’étaient pas philosophes auraient la tentation de le devenir, le latin leur rendant les textes plus abordables. Quand à ceux déjà initiés à la philosophie, il jugeait qu’ils ne pouvaient que se réjouir de voir ainsi traité, en leur langue, ce qu’ils avaient eux même appris du grec. Fontenelle s’appuie sur l’analogie pour montrer comment il a souhaité: « traiter la philosophie d’une manière qui ne fut point philosophique… afin de l’emmener à un point où elle ne fut ni trop sèche pour les gens du Monde, ni trop badine pour les savants… » Nicolas Geruzez, historien de la littérature et professeur d’éloquence à la Sorbonne, commente cette remarque de Fontenelle en soulignant que plusieurs de ses ouvrages y sont parvenus avec succès, notamment La pluralité des Mondes et Histoire des oracles (A ce titre, je me réjouis de posséder et de pouvoir présenter ici, des éditions anciennes de ces deux œuvres). Fontenelle met cependant en garde: « Je dois enfin avertir ceux qui liront ce livre et qui ont quelque connaissance de la physique, que je n’ai point du tout prétendu les instruire, mais seulement les divertir… » ajoutant à l’attention de ceux pour lesquels ces matières sont nouvelles: « j'ai cru les pouvoir instruire et les divertir tout ensemble ». Dans ce livre qui s’adresse donc à un large public, Fontenelle traite de l’astronomie
Ainsi écrit il: « Je ne m’amuserai point à dire que j’ai choisi dans toute la philosophie la matière la plus capable de piquer la curiosité. Il semble que rien ne devrait nous intéresser davantage, que de savoir comment est fait ce Monde que nous habitons, s’il y a d’autres Mondes semblables, et qui soient habités aussi; mais après tout s’inquiète de tout cela qui veut. Ceux qui ont des pensées à perdre, les peuvent perdre sur ces sortes d’objets, mais tout le monde n’est pas en état de faire cette dépense inutile ». Cette dernière remarque souligne une question on ne peut plus actuelle quand à la finalité de la réflexion philosophique et à la relation entre la «dépense» intellectuelle qu’elle suscite et l’utilité que l’on peut en tirer. Il y souligne la contradiction qui réside dans une approche mercantile des choses de l’esprit, confirmant de ce fait la piètre image qu’il a d’une partie de ses congénères, peu enclins à engager précisément ce qu’ils considèrent comme «dépenses inutiles». Les Entretiens sont divisés en six chapitres nommés: «soirs». Sur le plan littéraire, ils se caractérisent par leur ton galant qui est le reflet de celui utilisé dans les salons mondains en cette fin du XVIIème siècle.
NB: On notera, à l’occasion de cette première présentation et, concernant l’orthographe des textes originaux, que jusqu’au début du XIXème siècle le «f» de notre français actuel est absent et qu’un «s» s’y substitue, ce qui ne présente aucune difficulté insurmontable pour la lecture ou l’intelligibilité des textes. Enfin, à propos de vocabulaire, s’il arrive que la signification de certains termes ait évolué avec le temps, je m’efforcerai de la préciser autant que possible.
Lorsque j’ai découvert les Entretiens sur la pluralité des Mondes, une question m’est venue immédiatement à l’esprit: Pourquoi six soirs ? Je ne saurais justifier cette interrogation, bien que si j’en avais trouvé sept, il me semble que la question ne se serait même pas posée. La charge symbolique du chiffre 7 m’influencerait-elle de la sorte? J’ai donc envisagé ces six soirs comme une analogie avec les six astres errants (six planètes) alors connus dans notre système: Mercure, Vénus, La Terre, Mars, Saturne et Jupiter. Cette gravure les montre gravitant autour du Soleil, qui occupe la position centrale. On remarque également la présence de satellites en orbite autours de certaines planètes. Un autour de la Terre, quatre autour de Saturne et cinq autour de Jupiter. Fontenelle révélé ici au grand public l’agencement du Monde tel qu’il apparaissait aux savants en ce milieu du XVIIème siècle, alors qu’au même moment le pouvoir religieux dénonçait ce même agencement et s’obstinait dans la réfutation de l’héliocentrisme de Copernic tout en continuant d’instruire contre Galilée. En dépit des positions de l’Eglise, les "Entretiens" paraissent en 1686; un an après, Newton publie les "Principia" dans lesquels il établit la loi de la gravitation universelle.
Depuis les Babyloniens et jusqu’à Copernic, il était admis que le monde comportait sept astres errants (le Soleil et les six planètes), dissociables des astres fixes de par leurs mouvements propres qui ne suivaient pas celui de la voute étoilée, et qui gravitaient autour de la Terre, considérée comme le centre du monde. Il est probable que la symbolique du chiffre 7 que je viens d’évoquer prenne ici ses racines.
Au XVIème siècle, l’église catholique s’oppose à toute évolution, en raison notamment du refus acharné des théologiens jésuites de considérer les arguments scientifiques. Selon ces théologiens, le géocentrisme d’Aristote prévaut devant les observations de Galilée, les découvertes de Kepler ou les théories de Newton. On ne s’étonnera donc pas de voir dans certains livres que je présenterai ici, dénoncer avec véhémence les travaux de ces derniers. Ce n’est qu’en 1741 puis 1757, soit une cinquantaine d’années après la parution des "Entretiens sur la pluralité des mondes", que le Pape Benoît XIV lèvera l’interdit qui pesait sur les publications favorables à l’héliocentrisme. Concernant les forces qui animent l’Univers, Fontenelle soutient la théorie des tourbillons cartésiens, allant même jusqu’à envisager de l’étendre au-delà du système solaire. La publication des "Principia" de Newton ne changera pas sa position en faveur de Descartes que l’on retrouvera encore dans les éditions ultérieures des "Entretiens". Durant son long séjour à l’Académie des sciences, Fontenelle eut pourtant tout le loisir d’évaluer les deux théories. S’il est compréhensible qu’il n’ait pas perçu immédiatement l’importance de l’attraction newtonienne, il est regrettable qu’il se soit obstiné de la sorte en faveur de la théorie cartésienne, au point même de publier (il est vrai anonymement) en 1752, "Théorie des tourbillons cartésiens avec réflexion sur l’attraction", qui fait de lui un des tout derniers défenseurs de cette théorie. Il y reproche à Newton son incapacité à expliquer l’origine de la force dont il traite: « Newton suppose les corps célestes jetés dans le vide, tendant en même temps vers un centre, par une qualité qu’il ne définit point…» Fontenelle est alors âgé de quatre vingt quinze ans. François Grégoire, pondèrera l’attitude du vieil homme, lorsqu’il publie en 1954 dans la Revue d’histoire des sciences: « Dira t-on que le beau souvenir du succès de jeunesse, « les Entretiens », a inspiré sa fidélité cartésienne, Fontenelle continuant à défendre les tourbillons sans plus y croire, par attachement sentimental, intéressé à la thèse qui lui avait valu sa première célébrité?»
NB: Pour les lecteurs qui souhaiteraient écouter une lecture orale de cet ouvrage, je conseille le téléchargement à partir du lien suivant: Entretiens sur le pluralité des Mondes - Fontenelle.
Fontenelle et la marquise « G... » engagent une conversation galante sur les beautés comparées du jour et de la nuit. Cette marquise, anonyme dans l’ouvrage, n’est autre que Madame de la Mésangère, fille d’Antoine de Rambouillet et de Marguerite Heissein de la Sablière, qui tenait un salon où se sont côtoyés Boileau, Fontenelle, Gassendi, Ninon de Lenclos, Molière, le duc de Nemours, Charles Perrault, Racine et bien d’autres. Elle fut également une protectrice de Jean de la Fontaine, après la disparition de la duchesse d’Orléans. Sa ravissante fille (veuve à vingt cinq ans de Guillaume Scott de la Mésangère, Seigneur de Boucherville, président à mortier au parlement de Normandie à Rouen) inspira ces Entretiens à Fontenelle. Dans un commentaire préalable qu’il adresse à un certain « Monsieur L*** », l’auteur écrit: « Vous vous attendez à des fêtes, à des parties de jeux ou de chasse, et vous aurez des planètes, des mondes des tourbillons; il n’a presque été question que de ces choses là. Heureusement vous êtes philosophe et vous ne vous en moquerez pas tant qu’un autre. Peut-être même serez vous bien aise que j’ai attiré Madame la Marquise dans le parti de la philosophie.»
« Qu’appelez vous tous ces Mondes? » demande la marquise à Fontenelle qui lui avoue être atteint d’une « folie » au sujet de laquelle il dévoile: « Je suis fâché qu’il faille vous l’avouer; je me suis mis dans la tête que chaque étoile pouvait être un Monde ». La marquise se réjouit alors de partager cette folie. On doit noter que sa mère, Marguerite de Heissein, avait étudié la physique, l’astronomie, les mathématiques, la géométrie, et qu’elle connaissait le grec et le latin, ce qui laisse à penser que notre jeune marquise n’était peut être pas aussi ignorante dans ces matières que nous pourrions le supposer à la lecture de ce texte. Convenons-donc que Fontenelle n’avait ici besoin que d’un prétexte et que la prétendue ignorance de la marquise n’est autre qu’un petit accommodement. L’extrait ci-dessus nous montre la jeune marquise qui s’abandonne, prête à croire « tout ce qui plaira » à Fontenelle, qui évoque alors les plaisirs intellectuels (auxquels elle craint de ne pouvoir accéder) et décide de prendre en charge son initiation. En préalable, il la met en garde, en lui expliquant que ce n’est pas parce que l’on ne voit pas une chose, qu’on doit forcément en déduire qu’elle n’existe pas.
Fontenelle confronte sa vison du Monde aux « rêveries » des anciens. Dans le prolongement de cet extrait, il écrira: « Assez de gens ont toujours dans la tête un faux Merveilleux enveloppé d’une obscurité qu’ils respectent. Ils n’admirent la nature que parce qu’il la croient une espèce de magie où l’on entend rien, et il est sûr qu’une chose est déshonorée auprès d’eux, dès qu’elle ne peut être conçue. » Il explique ensuite à la marquise que le ciel des anciens était constitué de multiples « cercles » supportant les planètes et d’une sphère de cristal portant les étoiles. Il reprend: « figurez-vous un certain allemand nommé Copernic, qui fait main basse sur tous ces cercles différents et sur tous ces cieux solides qui avaient été imaginés par l’Antiquité. Il détruit les uns, il met les autres en pièces. Saisi d’une noble fureur, il prend la Terre et l’envoie bien loin du centre de l’Univers… »
Après avoir commenté l’organisation copernicienne du Monde, Fontenelle montre en quoi l’héliocentrisme contribue à banaliser la Terre, au rang de simple planète, ce qui lui permet de revenir à son sujet. Rien ne s’oppose à ce que la Lune « qui est une Terre », soit habitée, elle aussi. La marquise dont les connaissances progressent, interroge: « La Terre est-elle aussi propre que la Lune à renvoyer la lumière du Soleil? » Fontenelle répond: « La lumière est composée de petites balles, qui bondissent sur ce qui est solide, et retournent d’un autre côté, au lieu qu’elle passent au travers de ce qui leur présente des ouvertures en ligne droite, comme l’air ou le verre ainsi ce qui fait que la Lune nous éclaire, c’est qu’elle est un corps dur et solide ». Ce commentaire de Fontenelle atteste qu’il connaît bien les théories cartésiennes sur la nature de la lumière, théories (fausses) au sujet desquelles ont pourra déplorer l’inaltérable fidélité dont il fera preuve tout au long de sa vie.
L’auteur montre l’obstination et la bêtise qui mettent la philosophie hors d’atteinte du « bourgeois », prêt à soutenir « hardiment » une position sans fondement, dans la mesure où il ne s’est pas même aventuré plus loin que les portes de sa propre ville. La métaphore parait évidente, Fontenelle commente: « Nous voulons juger de tout, et nous sommes toujours dans un mauvais point de vue. Nous voulons juger de nous, nous en sommes trop près; nous voulons juger des autres, nous en sommes trop loin. Qui serait entre la Lune et la Terre, ce serait la vraie place pour bien les voir. Il faudrait être spectateur du Monde, et non pas habitant.» J’ai choisi ce passage, car je l’ai trouvé bien moins anodin qu’il ne parait, en ceci qu’il porte en lui la question de la relativité dimensionnelle de l’Univers.
Fontenelle conçoit l’existence de formes de vie différentes, qui dépendraient de leur environnement. Plus loin dans son texte, il apporte quelques précisions: «Le grand éloignement de la Lune et de la Terre serait encore une difficulté à surmonter… quand même les deux planètes seraient fort proches, il ne serait pas possible de passer de l’air de l’une dans l’air de l’autre. L’eau est l’air des poissons, ils ne passent jamais dans l’air des oiseaux, ni les oiseaux dans l’air des poissons; ce n’est pas la distance qui les empêche, c’est que chacun a pour prison l’air qu’il respire. Nous trouvons que le notre est mêlé de vapeurs plus épaisses et plus grossières que celui de la Lune. A ce compte, un habitant de la Lune qui arriverait aux confins de notre Monde, se noierait dés qu’il entrerait dans notre air, et nous le verrions tomber mort sur la Terre.»
Fontenelle n’arrivait pas à admettre qu’une force put s’exercer sans qu’il y ait contact entre les particules des matières concernées (Il n’admettra d’ailleurs jamais le principe d’attraction universelle de Newton). Comme on le constate une fois encore, il adhère pleinement à la théorie des tourbillons de Descartes qui est alors la seule justification acceptée des mouvements célestes. Il écrit: « C’est ainsi qu’au commencement du Monde nous nous fîmes suivre par la Lune, parce qu’elle se trouva dans l’étendue de notre tourbillon et tout à fait à notre bienséance. Jupiter… fut plus heureux ou plus puissant que nous. Il y avait dans son voisinage quatre petites planètes, il se les assujettit toutes quatre; et nous qui sommes une planète principale, croyez-vous que nous l’eussions été si nous nous fussions trouvés proche de lui? Il est quatre vingt dix fois plus gros que nous, il nous aurait engloutis sans peine dans son tourbillon, et nous ne serions qu’une Lune de sa dépendance, au lieu que nous en avons une qui est dans la nôtre…»
Notre système n’est pas le seul et, bien au delà des planètes les plus éloignées, d’autres Soleils forment d’autres mondes. Fontenelle s’en réjouit: « Quand le ciel n’était que cette voûte bleue, ou les étoiles étaient clouées, l’Univers me paraissait petit et étroit, je m’y sentais comme oppressé; présentement qu’on a donné infiniment et de profondeur à cette voûte, en la partageant en mille tourbillons, il me semble que je respire avec plus de liberté, et que je suis dans un plus grand air, et assurément l’Univers a toute une autre magnificence. La nature n’a rien épargné en le produisant, elle a fait une profusion de ses richesses qui est tout à fait digne d’elle… »
Fontenelle souligne ici que les sens et l’imagination, aliènent la raison. Par la suite, il émettra d’ailleurs quelques doutes; par exemple, à propos de la prétendue régularité de la rotation terrestre dont il écrira: « Je suis si ennemi de l’égalité parfaite, que je ne trouve pas même trop bon que tous les tours que la Terre fait chaque jour sur elle-même, soient précisément de vingt-quatre heures, et toujours égaux les uns aux autres; j’aurais assez d’inclinaison à croire qu’il y a des différences… je récuse les pendules, elles ne peuvent pas elles-mêmes être tout à fait justes, et quelquefois qu’elles le seront en marquant qu’un tour de vingt quatre heures sera plus long ou plus court qu’un autre, on aimera mieux les croire déréglées, que de soupçonner la Terre de quelque irrégularité dans ses révolutions. » Au passage, il profite de l’occasion qui lui est donnée pour combattre le scepticisme ambiant auquel même les sciences physiques, qui reposent sur des faits réels constatés, ont à faire face, en cette fin de XVIème siècle. Le livre que je présente à la page suivante, traite en partie des sources de ce scepticisme.