Bernard le Bovier de Fontenelle
Entretien sur la pluralité des Mondes, de Bernard le Bovier de Fontenelle (1657-1757), poète, philosophe et vulgarisateur scientifique, est le premier ouvrage que je présente dans l'article suivant. Marqué par l’œuvre partiellement oubliée de cet auteur, j’insisterai au préalable sur quelques éléments qui m’ont paru appropriés pour appréhender tant l’homme que le philosophe. D’autant que, parmi les historiens qui se sont intéressés à ce personnage, j’ai trouvé des commentaires divergents à propos de son œuvre et, dans une moindre mesure, relatifs à certains traits de sa personnalité.
J’ai ainsi pu constater que les biographes du XIXème siècle ont eu quelques difficultés à lui attribuer les talents ou l’influence que d’autres, plus actuels, semblent lui prêter. Par exemple, l’astrophysicien André Brahic souligne, lors d’une conférence qu’il donne en 2012, l’importance du rôle de Fontenelle dans l’essor que connait la science à partir du XVIIIème siècle. L’avant-propos d’une biographie publiée en 1846 par Antoine Charma (professeur de philosophie à la faculté des lettres de Caen), me décide à conduire plus loin mes recherches, probablement davantage que je ne l’aurais fait si un consensus s’était dégagé nettement autour du personnage. En effet Charma écrit: «Il est des natures qui, dans le commerce de la vie s’épanouissent avec tant de franchise, se dessinent avec tant de netteté, que le premier regard porté sur elles suffit pour nous les livrer toutes entières. Il en est d’autres, au contraire, qui se ferment avec tant de soin, ou qui s’ouvrent avec tant de réserve, qu’on ne parvient qu’à force de temps et de patience à les surprendre et à les pénétrer». Manifestement, Fontenelle appartient à cette dernière catégorie.
Il est né à Rouen d’un père sous-doyen des avocats au parlement de Normandie qui, bien que probe et distingué, fit preuve d’un caractère fort inégal. Sa mère Marthe, est la sœur des dramaturges Thomas et Pierre Corneille. A sa venue au monde, on donne peu de chances de survie au nouveau né. Il lui faudra toute l’attention et l’extrême douceur de sa mère pour surmonter sa frêle constitution, caractérisée par des problèmes pulmonaires qui lui font cracher du sang au moindre choc physique ou émotionnel trop violent.
Jusqu’à l’adolescence, il évolue dans le giron maternel protecteur puis, il entre au collège jésuites de Rouen, au sein duquel ses oncles avaient également débutés leurs études. Il apprend la logique, la morale, la métaphysique et la physique. Rapidement, il se montre brillant et se distingue comme le meilleur élément de sa classe. À treize ans, il concourt au prix des Palinods et compose un poème en latin, en l’honneur de l’Immaculée Conception, qui lui vaut les éloges du jury. Plus tard, subissant l’influence paternelle, il étudie le droit et obtient son diplôme d’avocat. Cependant, il s’avère si piètre orateur qu’il perd la première cause qu’il plaide et préfère renoncer définitivement au barreau. De toute évidence, ce métier ne convient pas plus à ses dispositions physiques qu’à ses tendances intellectuelles. Il décide alors de se consacrer à l’étude des lettres et des sciences. Vers l’âge de 19 ans, il fait un voyage à Paris avec son oncle Thomas Corneille et, pour la première fois, il entre en contact avec la population grouillante des salons mondains, généralement tenus par des femmes de l’aristocratie, où se côtoient des gens d’esprit ainsi que toute sorte de « savants ». Dans une ambiance de préciosité, chacun rivalise et cherche à se distinguer à travers la dignité de ses mœurs, l’élégance de ses tenues et la pureté de son langage. Peut-être cette immersion, bien que fort brève, a-t-elle conditionnée en partie le devenir de Fontenelle.
De retour à Rouen, il y demeure six années durant lesquelles il se consacre à l’écriture et à la production d’œuvres destinées au théâtre, qu’il publie dans la revue Mercure galant fondée par Jean Donneau de Visée avec lequel son oncle Thomas est associé. Le succès n’est pas au rendez-vous, le jeune Fontenelle doit même essuyer des sifflets lors de la représentation de sa tragédie Aspar en 1681. En revanche, il s’investit entièrement dans les opéras Psyché (1678) et Bellerophon (1679) dont il versifie les livrets et qui obtiennent un grand succès. On notera cependant que ces pièces furent signées à leur sortie par son oncle Thomas Corneille et par le compositeur Jean Baptiste Lully, surintendant de la musique de Louis XIV.
Doté d’une capacité peu commune pour son temps à écrire en prose ou en vers, Fontenelle fait remarquer particulièrement son Dialogue des Morts édité en 1683, qui se présente sous une forme utilisée initialement par Lucien de Samosate (rhéteur et philosophe grec né en Syrie au IIème siècle) ou par un de ses illustres contemporains, François de Salignac de La Mothe-Fénelon (1651-1715) qui fut, entre autre, précepteur du duc de Bourgogne et auteur des Aventures de Télémaque (dans le menu "éléments philosophiques", J’aurai l’occasion de revenir sur le Dialogue des Morts, dont je possède une édition en deux tomes, datée de 1700. Fontenelle y met en scène d’illustres personnages disparus, par l’intermédiaire de dialogues imaginaires entre ces défunts résidant en enfer. Parmi eux, on trouve des figures aussi diverses que Platon, Ésope, Socrate, Aristote, Sénèque, Lucrèce, Agnès Sorel, Cortez, Montezuma, Montaigne, Marie Stuart, Scarron, Descartes, Galilée, Molières… et bien d’autres).
L’historienne Hélène Carrère d’Encausse, secrétaire perpétuelle de l’Académie française, dit de cette œuvre: « Le ton de ces dialogues est d’un scepticisme ironique, avec un accent mis sur la permanence et l’universalité de la nature humaine. » Elle confirme le goût de Fontenelle pour la contradiction et mesure la distance qu’il entretient dans son rapport à l’homme. Dès sa parution, Dialogue des morts est critiqué; on lui reproche de manquer singulièrement de profondeur philosophique. En réponse aux critiques et, afin de mieux les réduire, Fontenelle publie l’année suivante Le jugement de Pluton, qu’il présente sous la forme d’une critique sans concession de ses propres dialogues. Un certain N. David écrivait en 1863 «Ces dialogues étaient de la philosophie terre à terre qui pouvait suffire au gros des lecteurs…». Alors que Jean Dagen, professeur de littérature à la Sorbonne publie en 2003 un article intitulé Fontenelle et l’épicurisme, dans lequel on peut lire : «Dès ses premiers écrits, il choisit, de se présenter non pas comme l’inventeur ou le porte-parole d’une doctrine, mais comme le représentant et le praticien de la raison moderne, en possession désormais d’une technique sûre: attitude nouvelle exigeant de l’esprit une discipline nouvelle. Sur le que penser ?, doit l’emporter le comment penser ?» .De ce Dialogue des morts, j’ai isolé quelques extraits pour illustrer le ton et les positions de l’auteur.
Le premier extrait confronte Galilée à Apicius (romain amateur de gastronomie) qui pose une question au sujet de l’utilité de la lunette astronomique de son interlocuteur: «Et qui sont donc les mauvais yeux auxquels vos lunettes peuvent servir? » à quoi Galilée répond: «Ce sont les yeux des philosophes. Ces gens là, à qui il importe de savoir si le Soleil a des taches, si les planètes tournent sur leur centre, si le chemin de lait est composée de petites étoiles, n’ont pas les yeux assez bons pour découvrir ces objets aussi clairement et aussi distinctement qu’il faudrait; mais les autres Hommes, à qui tout cela est indifférent, ont la vue admirable. Si vous ne voulez que jouir des choses, rien ne vous manque pour en jouir; mais tout vous manque pour les connaître. Les hommes n’ont besoin de rien, et les philosophes ont besoin de tout. L’art* n’a point de nouveaux instruments à donner aux uns, et jamais il n’en donnera assez aux autres ». Dans ce passage, on constate un certain agacement de Fontenelle, en référence à ces philosophes qui ne prennent plus la peine de vérifier ce qu’ils affirment. Il fait allusion à l’absence d’une véritable approche physique dans le discours des anciens traitant de l’agencement du Monde. Nous sommes à une époque où la vision aristotélicienne prévaut encore et s’oppose à celles de Copernic ou de Galilée. Fontenelle en profite pour montrer le peu de considération qu’il a envers ceux dont la perspective d’approfondir leur connaissances n’est pas une priorité. Il se positionne lui-même implicitement dans un schéma opposé.
Le deuxième extrait met en relation le conquistador Fernand Cortez et Montezuma, empereur aztèques. Cortez: «…les Grecs et les Romains ont inventé tous les arts* et toutes les sciences, dont vous n’aviez pas la moindre idée. » à quoi « Montezume » répond: « Nous étions bien heureux d’ignorer qu’il y eut des sciences au Monde; nous n’eussions peut-être pas eu assez de raison pour nous empêcher d’être savants. On n’est pas toujours capable de suivre l’exemple de ces Grecs, qui apportèrent tant de soin à la préserver de la contagion des sciences de leurs voisins… Il est aisé de faire des histoires quand on sait écrire; mais nous ne savions point écrire, et nous faisions des histoires. On peut faire des ponts, quand on sait bâtir dans l’eau; mais la difficulté et de n’y savoir point bâtir et de faire des ponts. Vous devez vous souvenir que les Espagnols ont trouvé dans nos terres des énigmes où ils n’ont rien entendu; je veux dire par exemple des pierres prodigieuses qu’ils ne concevaient pas qu’on eût pu élever sans machines aussi haut qu’elles étaient élevées. Que dites-vous à tout cela? Il semble que jusqu’à présent, vous ne m’avez pas trop bien prouvé les avantages de l’Europe sur l’Amérique.» Fontenelle relativise ici l’universalité prétendue des classiques anciens. Par la simple évocation de l’existence possible d’autres formes de pensée et de savoirs, il légitime leurs éventuelles retombées. Cette réflexion porte en elle l’essence des grands courants de pensée qui vont agiter le siècle qui suivra.
A cette période, règne au sein de l’Académie française, une querelle qui oppose les classiques et les modernes. Fontenelle prend ouvertement parti pour les modernes (Charles Perrault , Donneau de Visé, Desmarest , Quineau, Houdar de la Mothe, Saint évremont…) Ces derniers affirment que les auteurs de l’Antiquité ne sont pas « indépassables », tandis que les classiques considèrent que les antiques ont atteint une perfection qui pouvait tout au plus être imitée mais en aucun cas égalée. Cette prise de position vaut à Fontenelle d’essuyer quatre refus consécutifs, relatifs à sa candidature pour intégrer l’Académie française, alors sous l’influence de Boileau et Racine, historiographes du Roi et chefs de file des classiques. Il y entre finalement en 1691, pour en rester membre durant 66 années. Au sujet de cette querelle entre académiciens, devenue historique, j’ai également choisi de reproduire quelques extraits tirés de Digression sur les anciens et les modernes publié par Fontenelle en 1687. On peut y lire: «Toute la question de la prééminence entre les anciens et les modernes étant une fois bien entendue, se réduit à savoir si les arbres qui étaient autrefois dans nos campagnes étaient plus grands que ceux d’aujourd’hui. En ce cas qu’ils l’aient été, Homère, Platon, Démosthène, ne peuvent être égalés dans ces derniers siècles; mais si nos arbres sont aussi grands que ceux d’autrefois, nous pouvons égaler Homère, Platon et Démosthène».
Prolongeant le même raisonnement, il écrit: « Mais, si les grands arbres de tous les siècles sont également grands, les arbres de tous les pays ne le sont pas. Voila des différences aussi pour les esprits. Les différentes idées sont comme des plantes ou des fleurs qui ne viennent pas également bien en toute sorte de climats… Peut-être notre terroir de France n’est-il pas propre pour les raisonnements que font les Égyptiens, non plus que pour leurs palmiers; et sans aller si loin peut-être les orangers, qui ne viennent pas aussi facilement ici qu’en Italie, marquent-ils que l’on a en Italie une certain tour d’esprit que l’on n’a pas tout à fait semblable en France.» Cette analogie entre l’esprit humain et les plantes peut paraître simpliste; elle présente pourtant une image assez claire que chacun est en mesure d’assimiler, ce qui laisse apparaitre un autre des talents de Fontenelle, celui du vulgarisateur. Ce dernier poursuit: "La facilité qu’ont les esprits à se former les uns sur les autres, fait que les peuples ne conservent pas l’esprit original qu’ils tireraient de leur climat… Il s’ensuit que la différence des climats ne doit être comptée pour rien, pourvu que les esprits soient d’ailleurs également cultivés. Les anciens ont tout inventé, c’est sur ce point que leurs partisans triomphent; donc ils avaient beaucoup plus d’esprit que nous: point du tout; mais ils étaient avant nous. J’aimerai autant qu’on les vantât sur ce qu’ils ont bu les premiers l’eau de nos rivières, et que l’on nous insultât sur ce que nous ne buvons plus que leurs restes. Si l’on nous avait mis à leur place, nous aurions inventé; s’ils étaient en la nôtre, ils ajouteraient à ce qu’ils trouveraient inventé: il n’y a pas là grand mystère." Fontenelle surenchérit et argumente: " Je pousse si loin l’équité dont je suis sur cet article, que je tiens même compte aux anciens d’une infinité de vues fausses qu’ils ont eues, de mauvais raisonnements qu’ils ont fait, de sottises qu’ils ont dites. Telles est notre condition qu’il ne nous est point permis d’arriver tout d’un coup à rien de raisonnable sur quelque matière que ce soit… Il eût toujours dû être bien facile, à ce qu’il semble, de s’aviser que tout le jeu de la Nature consiste dans les mouvements des corps: cependant, avant d’en venir là, il a fallu essayer des idées de Platon, des nombres de Pythagore, des qualités d’Aristote; et tout cela ayant été reconnu pour faux, on a été réduit à prendre le vrai système. Je dis qu’on y a été réduit, car en vérité il n’en restait plus d’autre, et il semble qu’on s’est défendu de le prendre aussi longtemps qu’on a pu . Nous avons l’obligation aux anciens de nous avoir épuisé la grande partie des idées fausses qu’on se pouvait faire; il fallait absolument payer à l’erreur et à l’ignorance le tribut qu’ils ont payé, et nous ne devons pas manquer de reconnaissance envers ceux qui nous en ont acquittés…"
Il prolonge enfin ses propos, déjà acerbes en direction des classiques: « Les mathématiques et la physique sont des sciences dont le joug s’appesantit toujours sur les savants; à la fin il faudrait renoncer: mais les méthodes se multiplient en même temps; le même esprit qui perfectionne les choses en y ajoutant de nouvelles vues, perfectionne aussi la manière de les apprendre en l’abrégeant, et fournit de nouveaux moyens d’embrasser la nouvelle étendue qu’il donne aux sciences. Un savant de ce siècle-ci contient dix fois un savant du siècle d’Auguste; mais il a eu dix fois plus de commodités pour devenir savant. » Il conclut, non sans une certaine distance: « Je puis même pousser la prédiction encore plus loin. Un temps a été que les Latins étaient modernes, et alors ils se plaignaient de l’entêtement que l’on avait pour les Grecs, qui étaient des anciens. La différence de temps qui est entre les uns et les autres disparaît à notre égard, à cause du grand éloignement où nous sommes; ils sont tous anciens pour nous, et nous ne faisons pas de difficulté de préférer ordinairement les Latins aux Grecs, parce qu’entre anciens et anciens, il n’y a pas de mal que les uns l’emportent sur les autres; mais entre anciens et modernes, ce serait un grand désordre que les modernes l’emportassent. Il ne faut qu’avoir patience, et par une longue suite de siècles, nous deviendrons les contemporains des Grecs et des Latins: alors il est aisé de prévoir qu’on ne fera aucun scrupule de nous préférer hautement à eux sur beaucoup de choses. »
On comprend à la lecture de ces textes comment Fontenelle pouvait effectivement déranger les classiques, ses critiques étaient d’autant plus mal perçues qu’elles étaient indéniablement pertinentes. En 1699, Fontenelle devient secrétaire perpétuel de l’Académie Royale des sciences et entreprend une œuvre magistrale, Histoire de l’Académie des sciences*, qui occupera prés de quarante années de sa vie. Ses nombreux éloges académiques aident de futurs grands scientifiques à prendre leur envol. Parmi eux, on peut citer Condorcet, Cuvier, Arago ou encore l’encyclopédiste Jean le Rond d’Alembert, (fils illégitime de l’officier général Louis Destouches et de Claudine Alexandrine Guérin de Tencin, amie de Fontenelle ). Voltaire, polémiste, jettera d’ailleurs le trouble à son sujet en déclarant: « Je crois certain que d’Alembert est le fils de Fontenelle, comme il est sûr que je le suis de Rochebrune… »
Fontenelle occupe avec assiduité ses fauteuils académiques et y joue conjointement un rôle particulièrement actif. A propos de sa contribution, Hélène Carrère d’Encausse déclare: « Fontenelle était un esprit universel qui a joué un rôle dans le domaine littéraire et dans le développement de la langue et de la pensée qui dépasse celui de tous ses confrères de l’époque. Il a fait basculer l’Académie française de l’amour des anciens vers les modernes en y faisant entrer la modernité. Bien qu’ayant des charges extraordinairement lourdes à l’Académie des sciences, il sera à son époque le personnage le plus actif et une des figures les plus marquantes de l’Académie française ».
Fontenelle lutte continuellement contre les pesanteurs et le climat d’irrationalité qui règne dans l’hémicycle qui, sur ses quarante membres ne compte pas moins de vingt quatre ecclésiastiques. « Il y a beaucoup moins de variété et de flexibilité dans le talent de Fontenelle qu’on ne serait tenté de le croire, et qu’on ne l’a cru généralement, en le voyant se mesurer avec tant de genres différents, affecter tant de formes diverses. Ainsi nous ne reconnaissons pas en lui, quelle que soient les apparences, les deux grands types que nous présente le royaume de l’intelligence, le littérateur et le savant. Il n’y a pas là un homme de science, l’homme de science cherche et découvre; Fontenelle recueille et rédige: Fontenelle, c’est une plume au service du savoir, ce n’est pas le savoir.», commente A. Charma qui dépeint encore Fontenelle comme un auteur trop « uniforme », sans génie pour les lettres ou la poésie, lui reprochant d’avoir fréquemment « immolé l’idée à la forme » et concluant qu’il ne lui confierait « ni le compas, ni la lyre ». Ces propos paraissent trop acerbes pour ne pas soupçonner Charma d’être ici excessif. En effet, on peut se demander si Fontenelle est dupe de son propre niveau scientifique ou s’il fait preuve de fausse modestie lorsqu’il offre au régent, le Duc d’Orléans, un exemplaire de son livre "Éléments de géométrie de l’infini" en lui avouant: « C’est un livre Monseigneur qui ne peut guère être entendu que par sept ou huit géomètres en Europe et l’auteur n’est pas de ceux là.»
J’ai donc pris soin de lire quelques chapitres de cet ouvrage pour m’assurer que Fontenelle, à qui on reproche de n’avoir rien découvert dans le domaine scientifique, et bien que ce fait soit exact, n’ait pas été aussi dépourvu de connaissances, de capacité de raisonnement et de propension à aborder des domaines scientifiques ardus, qu’on pourrait le penser à la lecture de ses critiques. Effectivement pour produire "Éléments géométrie de l’infini", dans lequel apparaissent des notions complexes de calcul infinitésimal, le moins dont dût faire preuve Fontenelle fut de bien les comprendre. Charma en tant que professeur de philosophie semble donc avoir partiellement manqué d’objectivité en ce qui concerne le niveau scientifique de Fontenelle, si l’on se réfère seulement à la manière dont les pairs de ce dernier, siégeant à l’Académie des sciences, jugent sa contribution dans ce domaine.
Dans un de leurs éloges on peut lire: « Il signifie ici les principes sur lesquels est fondé le calcul infinitésimal, et les sources desquelles il dérive. Les éléments ordinaires sont à l’usage des commerçants: ceux-ci étaient destinés à instruire les plus habiles des géomètres... Pour comprendre toute la difficulté d’un pareil ouvrage, il ne faut que se rappeler combien la métaphysique d’une part et la géométrie de l’autre en offrent à vaincre... Cependant nous pouvons assurer qu’il a porté sur ces matières si obscures la clarté qu’il répandait sur tout ce qu’il touchait…». Charma qui relativise la production scientifique et littéraire de Fontenelle change cependant de ton: « Sous ses autres aspects Fontenelle est un homme doté d’une plume et d’un esprit hors du commun ». Alors apparaît une autre facette de l’homme qui a su, avec un extraordinaire talent, « Rendre accessible à toutes les intelligences, les plus hautes et les plus obscures vérités » et dont on peut dire qu’il a contribué à « humaniser la science ». Voltaire résume en quatre mots tout le bien qu’il pense de son contemporain: « L’ignorant l’entendit**, le savant l’admira ».
Fontenelle est convaincu que la philosophie est le point culminant de la culture intellectuelle. Bien que sa connaissance d’Aristote soit influencée par ce que les jésuites lui en ont enseigné, il dit de ce dernier: « C’est parce qu’on s’obstinait à chercher la vérité dans ses écrits énigmatiques au lieu de la chercher dans la nature, que la science était tombée dans un abime de Galimatias et d’idées inintelligibles d’où l’on a eu toutes les peines du monde à la retirer ». Il poursuit: « Aristote n’a jamais fait un grand philosophe, et il en a beaucoup étouffé qui le fussent devenu s’il eût été permis ». Ce jugement sans appel souligne également une indépendance d’esprit.
Nous sommes à une époque où les cartésiens qui ne brillent pas par leur spiritualité commencent à ne plus plaire. Fontenelle admire pourtant René Descartes; non pas son « système » qu’il considère en grande partie comme « faux ou fort incertain », mais bien sa « méthode » dont il mesure et commente les conséquences: « C’est en suivant ses principes qu’on s’est mis à abandonner ses opinions. » Ou encore: « Il faut toujours admirer Descartes et le suivre quelquefois ». Bien qu’admiratif devant le grand philosophe, Fontenelle se démarque donc de la doctrine cartésienne. Il écrit: « l’ancienne philosophie n’a pas toujours eu tort. Elle a soutenu que tout ce qui était dans l’esprit avait passé par les sens, et nous n’aurions pas mal fait de conserver cela d’elle… à force d’opérer sur les premières idées fournies par les sens, d’y ajouter, d’en retrancher, de les rendre de particulières universelles, d’universelles plus universelles, l’esprit les rend si différentes de ce qu’elles étaient d’abord, qu’on a quelquefois peine à y reconnaître ce qu’elles étaient à l’origine. Cependant, qui voudra prendre le fil et le suivre exactement, retournera toujours de l’idée la plus sublime et la plus élevée à quelque idée sensible et grossière. L’idée même de l’infini n’est prise que sur le fini dont j’ôte les bornes ». John Locke, dont j’évoque dans un article sur ce site un ouvrage majeur, n’aurait pas contredit cette affirmation. Sur un autre plan, Fontenelle pense qu’il y a un Dieu et argumente en prétendant que les animaux ne se perpétuent que par génération. Selon lui, il faut que le premier couple de chaque espèce ait été produit, soit par la rencontre fortuite d’infimes particules de matière, soit par la volonté d’un être intelligent capable de disposer la matière « selon ses desseins ». Dans ce cas, si la rencontre fortuite des parties de matière a produit les premiers animaux, pourquoi n’en produit-elle plus de nos jours? Il en déduit l’existence d’un être intelligent supérieur.
Fontenelle pense que ce n’est pas l’histoire de l’homme mais bien celle de la nature qui peut nous conduire le plus sûrement à l’Être suprême. Il écrit « La vérité physique s’élève jusqu’à devenir une espèce de théologie » et suit encore cette idée lorsqu’il affirme: « L’astronomie et l’anatomie nous racontent la gloire du créateur. L’une annonce son immensité par celle des espaces célestes, l’autre son intelligence infinie par la mécanique des animaux ». Il emprunte ce terme de mécanique à la pensée cartésienne, exprimée à propose des animaux dans Le discours de la méthode, dans lequel Descartes considère l’animal comme une machine sans âme ni pensée, incapable d’éprouver une quelconque sensation. Ce qui lui permet d’affirmer que les cris ou les gémissements des animaux ne sont que des manifestations d’un dysfonctionnement interne. Descartes est par ailleurs persuadé qu’un jour l’homme sera capable de fabriquer des animaux en tous points identiques à ceux qui sont dans la nature. Concernant les croyances, Fontenelle pose un regard plus éclairé: « Il est assez curieux de voir comment l’inspiration humaine a enfanté de fausses divinités: les hommes voyaient bien des choses qu’ils n’eussent pu faire: lancer les foudres, exciter les vents, agiter les flots de la mer, tout cela était au dessus de leur pouvoir. Ils imaginèrent des êtres plus puissants qu’eux et capables de produire de grands effets…De là vient une chose à laquelle on n’a peut être pas encore fait de réflexion: c’est que dans toutes les divinités que les païens ont imaginées, ils font dominer l’idée du pouvoir, et n‘ont eu presque aucun égard ni à la sagesse, ni à la justice, ni à tous les autres attributs qui suivent la nature divine ». Ce qui montre encore une fois que Fontenelle estime assez peu les hommes en tant qu’individus, dont il dit qu’il sont tous « à peu prés égaux en sottise et en malice ».
Heureusement, en ce qui concerne l’humanité, il se montre moins pessimiste lorsqu’il affirme: « Nous sommes dans un siècle où les vues commencent à s’étendre… tout ce qui peut être pensé ne l’a pas encore été. L’immense avenir nous garde des évènements que nous ne croirions pas aujourd’hui si quelqu’un pouvait les prédire ». Pour approcher certains traits plus intimes de la personnalité de Fontenelle, on peut par exemple lire sa définition du bonheur: « C’est une situation telle qu’on en désira la durée sans changement, et en cela il diffère du plaisir qui n’est qu’un sentiment agréable, mais court et passager, et qui ne peut jamais être un état, non par la crainte d’être pis, mais parce qu’il serait content, mériterait le nom d’heureux. On le reconnaitrait entre tous les autres…à une espèce d’immobilité dans sa situation; il n’agirait que pour s’y conserver et non pour en sortir. La plupart des changements qu’un homme fait à son état pour le rendre meilleur, augmentent la place qu’il tient dans le monde, son volume, pour ainsi dire; mais ce volume plus grand donne plus de prise aux coups de la fortune…Celui qui veut être heureux se réduit et se resserre autant qu’il est possible. Il a ces deux caractères; il change peu de place et en tient peu ». Définition bien singulière qui montre un auteur attaché à sa tranquillité, ayant besoin d’un repos qui tient probablement de son tempérament. Il craint les émotions vives: « je n’ai jamais ni ri ni pleuré » et redoute les voyages « toujours semés d’incidents » ainsi, un déménagement lui fait « tourner la tête ».
Il fuit la polémique jusqu’à se garder de se défendre lorsqu’on l’attaque. Secrètement vaniteux, il n’est pas insensible au succès, bien qu’il prétende que sa « tranquillité passe avant sa gloire ». Selon Charma, il est davantage « hanté par le désir de ne pas déplaire que par celui de plaire ». Lorsqu’on lui demande par quel secret il a su se faire tant d’amis et pas un ennemi, il répond par deux axiomes: « Tout est possible et tout le monde a raison ». Ce point de vue sur Fontenelle doit cependant être relativisé en regard des lourdes charges qu’il assume au sein des académies. En effet, il se rendait encore régulièrement à l’Académie française alors qu’il était âgé de 98 ans. Est-ce bien là le fait d’un homme à ce point hanté par sa tranquillité? D’après les divers commentaires que j’ai pu lire sur Fontenelle, il semble qu’il redoute les hommes autant qu’il les méprise et que sa nature n’est pas aussi bienveillante que celles que ses admirateurs lui ont attribuée, non pas qu’il ne sache pas rendre un service, mais « parce qu’il ne se met jamais en position d’en rendre, simplement pour ne pas troubler l’économie de ses journées, réglées par un ordre savamment combiné qui régit son sommeil, sa veille, ses travaux et ses plaisirs ». Finalement comme il l’avoue lui-même, il ne souhaite pas être dérangé pour faire simplement plaisir à des « sots » ou à des « méchants ». Quand à sa vie mondaine, Marguerite Glotz et Madeleine Maire, dans leur livre "Salons du XVIIIème siècle", paru en 1945, écrivent : « On le voit passer ou régner sans rival de la cour de Sceaux au salon de Mme de Lambert, chez Mme de Tencin puis chez Mme Geoffrin. Il devint un mythe vivant… Sa galanterie n’a jamais approché les frontières dangereuses de la passion. Son humeur égale et sereine, son esprit précieux et alambiqué mais plein de suc, sa mémoire riche en anecdote, son renom qui flattait l’amour propre des maitresses et de leurs hôtes les groupaient autour de lui. A le suivre on passe en revue le siècle on voit défiler les salons, d’abord courtisans et frivoles, mais où s’affirme peu à peu la primauté de l’esprit. »
Ci-dessus: Gravure figurant en première page des Entretiens sur la pluralité des Mondes.
S’il n’est pas aisé de découvrir chez Fontenelle un grand capital de sympathie envers ses semblables, il est encore plus difficile de trouver un lien plus intime susceptible de le rapprocher d’un de ses contemporains. Charma commente: « Fontenelle selon toute apparence, n’a pas senti, n’a pas compris ce qu’il y a d’exquis dans le mariage des âmes … Étranger autant qu’il pouvait l’être, aux relations et aux affections de famille, ses amitiés n’étaient guère que des liaisons. Sa faculté d’aimer, qui d’ailleurs était parfaitement disciplinée, ne comportait rien de plus vif ni de plus tendre. Peut-être cependant faut-il admettre ici deux exceptions à ses habitudes constantes du reste, la première pour La Motte dont il se félicitait comme de l’un des plus beaux traits de sa vie de n’avoir pas été jaloux; et la seconde, pour le procureur du roi au baillage de Rouen, Brunel, auquel dans sa jeunesse il communiquait ses ouvrages avant de les livrer au public et avec lequel, à ce qu’il assure, il ne faisait qu’un par l’esprit aussi bien que par le cœur ». Madame de Tencin qui tient un salon littéraire et deviendra une proche de Louis XV, posant un jour sa main sur la poitrine de Fontenelle déclara: « Ce n’est pas un cœur que vous avez là, c’est de la cervelle, comme dans la tête ». Lorsqu’ils n’étaient pas de nature intellectuelle, les rapports de Fontenelle avec les femmes étaient purement sensuels. La marquise de Lambert dit: « Il ne demande aux femmes que le mérite de la figure; dés que vous plaisez à ses yeux, cela suffit, et tout autre mérite est perdu ». Enfin, Fontenelle avait un autre défaut qu’il se reconnaissait volontiers, il était gourmand. En guise de conclusion je citerai encore Les salons au XVIIIème siècle : «S’il n’est pas ignoré aujourd’hui, Fontenelle a cessé d’être une personnalité de premier plan. C’est que son rôle n’est pas de ceux auxquels la postérité s’attache après qu’il est joué. Aucune de ses œuvres n’a mérité de survivre par sa valeur littéraire. Mais philosophe et homme de science, il a été le maitre à penser de son temps. Par ses écrits et plus encore par sa parole il a fait la transition entre deux époques, il a donné au XVIIIème siècle la forme d’esprit qui le caractérise…Dépourvu de sens artistique, il ne concevait de beauté qu’intellectuelle ».
*Au sujet du terme « art », il faut noter qu’au XVIIème siècle, il englobe des notions comme l’habileté, le savoir-faire et les connaissances techniques. La signification contemporaine de ce terme correspondant à ce que l’on appelait alors et restrictivement « beaux-arts ».
* *« Entendre » est ici utilisé au sens de « comprendre ».