Emmanuel Kant (1724-1804)

Les questions fondamentales qui se sont toujours posées à l’humanité, font que les grands philosophes n’ont jamais été très éloignés des astronomes et des mathématiciens. Kant (1724-1804) ne déroge pas à cette règle. Il est né à Königsberg en Prusse-Orientale (aujourd’hui en Russie). Il est l'un des cinq enfants (d’une fratrie de neuf) qui arriva à l'âge adulte. Sa famille, très pieuse, est modeste. Son père, Johann-Georg n’est qu’un petit artisan sellier. Frantz-Albert Schultz, pasteur de leur paroisse, décide les parents d’Emmanuel à l’inscrire au « Collège Frédéric ». le jeune Emmanuel est alors âgé de huit ans. A cette époque la pensée piétistes est en plein essor. Les protestants luthériens pensent qu’on accorde plus d'importance au savoir et à la connaissance qu'à la prière individuelle et, de ce fait, à la spiritualité. Ils réfutent l’excès de formalisme qui, à leurs yeux, dénature la pratique religieuse. Les piétistes qui dirigent le collège où Emmanuel débute ses études, font régner une discipline stricte. Les élèves doivent se lever à 6 heures du matin et assister aux cours dans l’heure qui suit. Kant est orienté vers la section classique où il apprend le latin et la théologie. En revanche, son collège ne dispense aucun cours d’histoire et de sciences. Heureusement, à l'automne 1740, âgé de dix sept ans, il entre à l'université et peut enfin étudier la physique, les sciences naturelles, les mathématiques et la philosophie. En 1747, la mort de son père l’oblige à interrompre ses études et à s’engager comme précepteur. Après avoir été pendant quinze ans simple répétiteur, il obtient en 1770 la chaire de logique et de métaphysique à l’université de Königsberg dont il devient recteur avant d’être élu, en 1787, à l'Académie de Berlin.

Emmanuel Kant a fait considérablement avancer l’astronomie. Il a exploré avec détermination et intelligence des domaines considérés alors comme entachant l’image du créateur. Je reprends ici ses écrits, tant il me semble que me risquer à les interpréter reviendrait à les déposséder de tout ce qui les a rendu essentiels pour l’histoire de la cosmogonie. La traduction française de la Théorie du ciel  de Kant est parue en 1886, dans Les hypothèses cosmogoniques  de l’astronome Charles Joseph Etienne Wolf. Kant écrit: « J’ai choisi un sujet qui peut paraître à première vue, de nature à rebuter bon nombre de lecteurs par ses difficultés propres, et aussi parce qu’il semble froisser leurs sentiments religieux. Découvrir les lois systématiques qui relient les mondes crées dans l’étendue de l’espace infini, et déduire de l’état primitif de la nature, par les seules lois de la Mécanique, la formation des corps célestes et l’origine de leurs mouvements: une telle entreprise semble dépasser beaucoup les forces de la raison humaine. D’autre part la Religion menace de ses foudres l’audacieux qui oserait attribuer à l’action de la nature seule une œuvre où elle voit avec raison l’intervention immédiate de l’Être suprême, et elle craint de rencontrer dans la curiosité indiscrète d’une pareille tentative, une apologie de l’athéisme. Je vois clairement la force de ces objections et je ne me laisse pas décourager. Je sens toute la puissance des obstacles qui se dressent devant moi, et je ne me laisse pas abattre. Sur la foi d’une simple conjecture, j’ai entrepris un dangereux voyage, et déjà j’aperçois les avancées de terres nouvelles! Ceux qui auront le courage de poursuivre cette entreprise les atteindront et auront la gloire d’y attacher leur nom. Ce n’est qu’après avoir mis ma conscience en sûreté au point de vue religieux que j’ai dressé le plan de mon entreprise… » Après avoir planté le décor, l’auteur entre dans le sujet: « Si le système du monde, dans son harmonie et sa beauté, n’est que l’œuvre de la matière abandonnée aux lois générales de son mouvement; si la mécanique aveugle des forces naturelles suffit à faire sortir du chaos une œuvre aussi magistrale, et peut atteindre par elle-même à une telle perfection, la preuve de l’existence d’un Dieu créateur, que l’on déduit du spectacle des beautés de l’Univers, perd absolument sa force; la nature est par elle-même suffisante; l’intervention divine devient inutile; Épicure revit au milieu du christianisme, et une philosophie impie met sous ses pieds la Foi, qui prétendait éclairer ses pas d’une vive lumière ». Kant développe alors l’idée que, plutôt que de combattre les naturalistes, pour qui rien n’existe en dehors de la Nature, il serait à l’avantage des partisans de l’origine divine de la création, d’utiliser le constat des choses naturelles à des fins inverses: «  Quand même je reconnaitrais quelque fondement à une telle objection, si grande est en moi la fermeté de ma croyance à l’infaillibilité des Vérités divines, que je tiendrais pour suffisamment réfuté par elles et que je rejetterais tout ce qui les contredit. Mais l’heureuse concordance que je trouve entre mon système et les principes de la religion donne à ma conviction, en face de ces difficultés, une inébranlable tranquillité… »

« Je reconnais toute la valeur des preuves que l’on déduit des beautés et de l’ordre parfait de l’Univers, pour établir l’existence d’un créateur souverainement sage. Quiconque ne se refuses pas, de partis pris, à toute conviction, doit se laisser toucher par des preuves aussi irréfutables. Mais je prétends que les apologistes de la Religion font un maladroit usage de ces preuves et éternisent ainsi la lutte avec les partisans du Naturalisme, en leur offrant sans nécessité, un côté faible. ».  Kant est donc convaincu que la constitution même de l’Univers et la manière dont il est agencé sont autant de preuves irréfutables d’une intervention divine. « On a l’habitude de signaler et de faire ressortir dans la nature, les harmonies, la beauté, les fins des choses et la parfaite adaptation des moyens à ces fins. Mais tandis que de ce côté on glorifie la nature, en même temps d’un autre, on s’efforce de l’amoindrir. Toute cette belle ordonnance, dit-on, lui est étrangère; abandonnée à ses lois générales, elle n’enfanterai que le désordre. Les harmonies dénoncent l’intervention d’une main étrangère, qui a su soumettre à un plan sagement ordonné une matière dépourvue de toute régularité. A cela je réponds: si les lois générales de l’action de la matière sont toutes une conséquence des dessins du Très-Haut, elles ne peuvent apparemment pas avoir d’autre destination que de tendre à accomplir par elles-mêmes le plan que la divine sagesse s’est proposé. » Kant doit encore combattre quelques réticences. Il argumente en se plaçant sur le terrain même de ceux qu’il réfute, comme pour mieux démontrer à ces dernier la faiblesse de leurs arguments: « Le défenseur de la Religion craint encore qu’en expliquant ces même harmonies par une tendance naturelle de la matière, on n’en vienne à démontrer l’indépendance de la nature vis à vis de la providence divine …  Il met en avant des exemples qui démontrent que les lois générales de la nature qui conduisent à des conséquences parfaitement belles, produisent des effets parfaitement ordonnés; et il met ainsi la Foi en danger par des raisons, qui auraient pu être, dans les mains du croyant, des armes invincibles… ».

Kant donne ensuite un exemple afin d’illustrer à quel point combattre le naturalisme peut conduire à se fourvoyer : « Dans l’île de la Jamaïque sitôt que le Soleil est assez haut pour jeter sur le sol une chaleur insupportable, à peu près vers 9h du matin, il commence à s’élever de la mer un vent qui souffle de toutes parts vers la terre; et sa force augmente en même temps que la hauteur du Soleil. A une heure de l’après midi où naturellement il fait plus chaud, ce vent atteint sa plus grande force, puis il baisse peu à peu en même temps que le Soleil, si bien qu’au soir le calme règne comme au matin. Sans cette heureuse circonstance l’île serait inhabitable ». Kant reconnait ici que le climat de cette île, dont on aurait pu supposer qu’il découlait d’une « intervention spéciale de la providence », n’est que la conséquence des propriétés physiques de l’air. Il met en garde les opposants au naturalisme: « Eh bien! Voyez ces preuves qui, de votre propre aveu, vous prennent en flagrant délit de contradiction. Toute la nature, et surtout la nature inorganisée, est pleine de semblables faits, qui forcent à reconnaitre que la matière se constituant elle-même par le mécanisme de ses propres forces, peut arriver à un ordre admirable dans ses effets et satisfait d’elle-même et sans contrainte aux règles de l’harmonie. Que le défenseur de la religion essaye de nier cette aptitude des lois générales de la nature; en dépit de sa bonne intention, il se met lui-même dans l’embarras et, par sa maladroite défense, il donne à l’incrédulité l’occasion de triompher ». Comme on le constate, Kant interpelle les défenseurs de la religion davantage qu’il n’attaque les naturalistes. Il est évident que tout en s’adressant aux tenants de la foi, il dégage également le terrain sur lequel il va s’aventurer, des objections qu’ils pourraient lui opposer. Il faut savoir que Kant, en tant que philosophe, s’est posé des questions essentielles comme: Que puis-je savoir ? Que dois-je faire? que dois-je espérer? Mon propos ne se hasardera à aucun commentaire sur ces sujets, en revanche nous pouvons approcher la réflexion de Kant à propos de l’univers et, à travers elle, comprendre en quoi elle induit une nouvelle approche du ciel.

Depuis prés d’un demi siècle, l’étude du ciel est restée sensiblement stationnaire lorsque Kant s’interroge sur « l’arrangement et l’explication des phénomènes célestes ». Son principe peut se résumer dans l’énoncé qu’il en fait lui même: « Dans l’organisation actuelle de l’espace dans lequel circulent les sphères du monde planétaire, il n’existe aucune cause matérielle qui en puisse produire ou diriger les mouvements. Cet espace est complètement vide, ou du moins il est comme s’il était vide. Il faut donc qu’il ait été jadis autrement constitué et rempli d’une matière capable de produire les mouvements de tous les corps qui s’y trouvent et de les rendre concordants avec le sien propre, par suite concordants les uns avec les autres; après quoi l’attraction a nettoyé cet espace et a rassemblé la matière en des masses isolées; mes planètes doivent donc désormais, en vertu du mouvement primitif, continuer librement leur mouvement dans un espace sans résistance… Je suppose donc que tous les matériaux dont se composent les sphères de notre système solaire, les planètes et les comètes, décomposés à l’origine des choses en leurs éléments primitifs, ont rempli alors l’espace entier dans lequel circulent aujourd’hui ces astres. Cet état de la nature, lorsqu’on le considère en soi et en dehors de tout système, me parait être le plus simple qui ait pu succéder au néant. A cette époque, rien n’avait encore pris une forme ». Ainsi, Kant pose les fondements d’une nouvelle cosmologie dont l’astronome Wilhelm Von Struve dégagera sept grands principes, dans ses Études d’astronomie stellaire, publiées en 1847 et que je résume ici avec, une fois de plus, toutes les réserves liées à cet exercice:

1) On n’approche pas plus de la puissance divine dans la force créatrice, en enfermant le volume de sa création dans une sphère décrite avec le rayon de la Voie lactée, qu’en le restreignant à une boule d’un pouce de diamètre. Tout ce qui est fini, ne saurait se rapprocher en rien de l’infini. Si la création est infinie dans l’espace, l’Univers comprend donc des mondes sans nombre et sans fin.
2) Les étoiles fixes que nous apercevons sont autant de soleils qui forment les centres de systèmes dans lesquels probablement tout est aussi grand que dans notre propre système et se règle, d’une manière analogue, suivant les même lois.
3) L’action de la gravitation n’est pas isolée, à part dans chaque système, mais elle s’étend d’un système à l’autre. Les étoiles forment un grand système plus élevé, nommé Voie lactée. Les étoiles fixes sont donc des corps mobiles, d’un ordre supérieur, animées d’un mouvement extrêmement lent.
4) Il existe une analogie entre la Voie lactée et le système solaire. Les orbites de nos planètes sont situées aux environs d’un plan principal qui passe par le zodiaque. Un tel plan existe aussi pour les étoiles. Elles sont distribuées dans l’espace comme les planètes dans notre système. Cette organisation produit une zone luisante dans le ciel que nous appelons Voie lactée. Elle est, elle-même, une espèce de « zodiaque » d’un plus vaste système, de sorte que le mouvement de toutes ses étoiles autour d‘un centre commun de leurs orbite, s’accomplit dans des plans voisins de ce « zodiaque stellaire » .
5) Dans le système solaire il y a un corps principal et central, le Soleil. Il est probable qu’un corps luisant se trouve aussi dans le centre de la voie lactée. Ce corps, dont la masse doit être en proportion de la taille de son système, devrait se présenter avec un éclat et une grandeur conséquents. Nous ne voyons pourtant aucune étoile fixe qui se distingue de la sorte. Il n’y a pas de raison de s’en étonner, car si ce corps était par exemple dix mille fois plus grand que notre Soleil, il ne paraitrait pas plus grand et plus brillant que Sirius, vu à une distance cent fois plus grande.
6) Notre Voie lactée n’est pas l’unique système de cette espèce. Des nébuleuses (le terme « galaxie » n’existe pas encore) de forme elliptique, que les télescopes ne peuvent pas résoudre en étoiles, se voient par-ci, par-là sur la voute céleste. Il s’agit de systèmes semblables, réduits à un petit diamètre apparent par l’immensité des distances qui les séparent de notre voie lactée. La forme oblongue de la plupart de ces nébuleuses indique qu’il existe aussi, dans ces systèmes, un plan principal, comme dans la Voie lactée ou dans notre système planétaire solaire.
7) Entre les différentes voies lactées, il existe probablement une relation analogue à celle qui a lieu pour les différents soleils de notre système. Ces voies lactées forment les nouveaux membres d’un système de niveau encore plus élevé qui laisse apparaître les termes d’une progression de mondes et de systèmes.
La cosmologie de Kant, peu connue des astronomes (selon Struve), n’aura occupé qu’une infime partie de sa vaste réflexion philosophique.